Comment faire entrer les sciences en démocratie
Bruno Latour, 1999
La Découverte/Poche, Sciences humaines et sociales, 2004
p. 11
Oikos, logos, physis, polis restent de véritables énigmes tant qu'on ne remet pas les quatre concepts en jeu à la fois.
p. 12
En matière de philosophie politique de la science, il faut prendre son temps afin de ne pas en perdre. Les écologistes se sont un peu trop vantés lorsqu'ils ont émis leur slogan : « Act locally, think globally ».
L'écologie est une « logie ».
p. 13
On ne saura jamais [...] si les prévisions apocalyptiques dont les militants écologiques nous menacent cachent le pouvoir des savants sur les politiques ou la domination des politiques sur les pauvres savants.
p. 17 - Note 4, p. 303
Je croyais qu'on avait mal parlé des sciences, mais qu'on savait à quoi s'en tenir sur la politique.
p. 34
Ces deux natures se ressemblent en tout : amorales, elles dictent la conduite morale à la place de l'éthique ; apolitiques, elles décident de la politique à la place de la politique.
p. 37
Ni la cybernétique, ni la hiérarchie ne permettent de comprendre [...]
p. 38
Objets chauves (sans risque) et échevelés.
p. 41
L'écologie politique [...] glisse d'une certitude sur la production des objets sans risque (avec leur séparation claire entre choses et gens), à une incertitude sur les relations dont les conséquences inattendues risquent de perturber tous les ordonnancements, tous les plans, tous les impacts.
Si l'on appelle nature le terme qui permet de récapituler en une seule série ordonnée la hiérarchie des êtres, l'écologie politique se manifeste toujours, en pratique, par la destruction de l'idée de nature. [...] Dieu merci, la nature va mourir [...] Il était temps : on allait bientôt ne plus pouvoir faire de politique du tout.
Les milliards d'années du Big Bang datent des années cinquante ; le Précambrien du milieu du XIXe siècle.
p. 61
Nous avons enlevé la principale source d'infection, cette notion de représentation qui empoisonnait tout ce qu'elle touchait, cette impossible distinction, contredite tous les jours, entre les questions ontologiques et les questions épistémologiques.
Ah, ces sauvages emplumés, enfants de la Terre Mère, comme on aimerait leur ressembler !
p. 71
Avant le féminisme, le mot « homme » avait le caractère d'une catégorie non codée et « femme » celui d'une catégorie codée. [...] Plus aucun Occidental aujourd'hui ne prendrait le mot d'homme pour une catégorie non codée. [...] l'écologie politique [...] propose de faire subir à la nature ce que le féminisme fit naguère et fait toujours pour l'homme : effacer l'antique évidence avec laquelle il passait un peu rapidement pour la totalité.
La Science est morte, vive la recherche et vivent les sciences.
Le colloque de Kyoto ne s'est pas contenté d'unir les deux anciennes assemblées, celles des politiques et celle des scientifiques [...] Non politiques et scientifiques, industriels et militants, se sont retrouvés sur les bancs de la même assemblée sans plus pouvoir [...] murmurer avec un haussement d'épaule : « Que nous importent ces disputes ? De toutes façons la Terre tournera bien sans nous quoi que nous disions ! »
Les blouses blanches sont les porte-parole des non-humains et, comme on le faire avec tous les porte-parole, on doit douter profondément, mais pas définitivement, de leur capacité à parler au nom de leur mandants.
pp. 102-103
Certains espèrent encore qu'ils verront bientôt le jour où l'on sera devenu tellement savant que l'on reviendra au doux passé de la nature muette et des experts parlant de faits indiscutables et mettant fin par leur savoir à toute discussion politique.
à qui la faute si la Science est menacée par la montée de l'irrationel ? à ceux qui ont inventé cette invraisemblable Constitution qu'un grain de sable suffit à bloquer ; pas à l'époque qui a débordé de toute part ce système mal conçu.
Tableau 3.1. p. 156
Récapitulation des deux formes de pouvoir et des quatre exigences qui doivent permettre au collectif de procéder dans les formes à l'exploration du monde commun
POUVOIR DE PRISE EN COMPTE : COMBIEN SOMMES-NOUS ?
Première exigence [...] Perplexité Deuxième exigence [...] Consultation POUVOIR D'ORDONNANCEMENT : POUVONS-NOUS VIVRE ENSEMBLE ?
Troisième exigence [...] Hiérarchisation Quatrième exigence [...] Institution
Figure 3.1. p. 165
La distinction fait/valeur devient, après un renversement à 90°, la distinction entre les pouvoirs de prise en compte et ceux d'ordonnancement
Ancien bicaméralisme chambre de la nature chambre de la société FAITS VALEURS Nouveau bicaméralisme Faits Valeurs Première chambre PRISE EN COMPTE 1. Perplexité 2. Consultation Deuxième chambre ORDONNANCEMENT 4. Institution 3. Hiérarchie
Ah le peuple, combien de crimes n'a-t-on pas commis en son nom ? Comme le chœur antique, il doit ponctuer de sa voix grave, de ses lamentations, de ses proverbes sagaces, l'agitation de ceux qui prétendent le consulter, l'éduquer, le représenter, le conduire, le mesurer, le satisfaire.
p. 207
L'économie tire sa force de sa fragilité.
Ce renversement avait déjà été effectué, dès le début du siècle par Tarde, dans un livre aussi étonnant que méconnu sur les « intérêts passionnés » (Psychologie économique, 1902)
Sous prétexte que les humains sont doués de parole, les politiciens, comme beaucoup de sondeurs, de sociologues, de journalistes et de statisticiens, s'imaginent que l'on peut parler d'eux à leur place et sans jamais les consulter véritablement, c'est-à-dire sans jamais trouver le dispositif expérimental risqué qui leur permette de définir eux-mêmes leurs propres problèmes au lieu de seulement répondre à la question posée.
Faut-il rappeler que le relativisme est un terme positif qui a pour contraire absolutisme et qui renvoie, selon le fort mot de Deleuze non pas à la relativité de la vérité mais « à la vérité de la relation ».Telle est la grandeur de cette assemblée : elle cherche à obtenir l'intégration sans exiger aussitôt l'assimilation.
Dans notre carquois, nous n'avons pas une seule flèche du temps, mais deux : la première, moderniste, qui va vers le détachement ; la seconde, non moderne, vers le rattachement.
Note 36, p. 286 / 348
Telle est l'erreur que j'avais commise, dans le livre sur les Modernes, en tentant de symétriser l'artefact de la Science et celui de la Politique.
p. 286
Le pouvoir de dire le rationnel et l'irrationnel s'exerçait jusqu'ici sans contre-pouvoir.
p. 288
On avait toujours voulu, jusqu'ici, se sauver de l'inhumain par l'appel à la Science ; se sauver de la Science par l'appel à l'humain [...]
Pas de chance vraiment. Au moment même où s'effondrait le totalitarisme, la globalisation commençait. [...] Ni la politique scientifique du totalitarisme ni l'économie politique de la globalisation ne permettent de découvrir les bonnes institutions puisqu'elles n'ont fait que réduire le nombre de parties prenantes.
p. 293
Les guerres de science nous ramènent aujourd'hui à la situation des guerres de religion qui avaient forcé nos prédécesseurs, au XVIIe siècle, à inventer le double pouvoir de la politique et de la Science, en rejetant la foi dans le for intérieur.
Collectif | Sartre |
Métaphysique expérimentale | La tradition définit la métaphysique comme ce qui vient après ou au-dessus de la physique, supposant donc une répartition préalable entre qualités premières et qualités secondes qui résout trop vite le problème du monde commun l'objet de cet ouvrage. Pour éviter cette solution prématurée, on appelle métaphysique expérimentale la recherche de ce qui définit le monde commun. |
Qualités premières par opposition à qualités secondes | expression traditionnelle en philosophie pour désigner l'étoffe dont le monde est fait (particules, atomes, gènes, neurones, etc.) par opposition aux représentations (couleurs, sons, sentiments, etc.) ; les qualités premières sont invisibles mais réelles et jamais vécues subjectivement ; les qualités secondes sont vécues subjectivement, visibles, mais inessentielles. |