Louis Aragon, 1956
NRF Poésie/Gallimard
Bierstube Magie allemande [...] Tout est affaire de décors Changer de lit changer de corps À quoi bon puisque c'est encore Moi qui moi-même me trahis Moi qui me traîne et m'éparpille Et mon ombre se déshabille Dans les bras semblables des filles Où j'ai cru trouver un pays [...] C'était un temps déraisonnable On avait mis les morts à table [...] Le ciel était gris de nuages Il y volait des oies sauvages Qui criaient la mort au passage Au-dessus des maisons des quais Je les voyais par la fenêtre Leur chant triste entrait dans mon être Et je croyais y reconnaître Du Rainer Maria Rilke
Je demeurai longtemps derrière un Vittel-menthe L'histoire quelque part poursuivait sa tourmente Ceux qui n'ont pas d'amour habitent les cafés La boule de nickel est leur conte de fées [...] Garçon de quoi écrire
Ici commence la grande nuit des mots [...] Les mots m'ont pris par la main Où suis-je À quel petit matin d'égarement Et qu'est-ce qu'il y a dans toutes ces voitures qui passent Il faut les jurons des charretiers pour arriver aux Halles On suit une idée on s'emballe on ne sait plus ce qu'on dit Voilà Cela commence comme cela les mots vous mènent On perd de vue les toits on perd de vue la terre On suit Inexplicablement le chemin des oiseaux
à l'heure des laitiers malheureux misérable
non mais regardez-moi ce fou qui croit faire un grand cadeau de son coeur et de ses rêves ce dément qui propose de sacrifier ses doutes et ses chants tout ce qu'il lui reste d'un long désordre ancien de plier sa musique au cri qui la fait dissonante au vent qui la disperse à l'oubli de l'aube au jour qui vient
A l'heure des laitiers toujours tu te réveilleras toi qu'on ne peut aimer ô toi qui me ressemble
Ah dans ses propres pas que marcher est étrange Comme tout a changé et comme rien ne change [...] L'histoire entre nos doigts file à telle vitesse Que devant ce qui fut demain dira Qu'était-ce Oublieux des refrains où notre coeur s'est plu Comment s'habituer à ce qui nous dépasse Nous avons appelé notre cage l'espace Mais déjà ses barreaux ne nous contiennent plus [...] Le printemps s'il fleurit et l'homme enfin s'il change Est-ce opération des elfes ou des anges Ou lignes de la main pour les chiromancies On sourira de nous comme de faux prophètes Qui prirent l'horizon pour une immense fête Sans voir les clous perçant les paumes du Messie On sourira de nous pour le meilleur de l'âme On sourira de nous d'avoir aimé la flamme Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment Et comme il est facile après coup de conclure Contre la main brûlée en voyant sa brûlure On sourira de nous pour notre dévouement Quoi je me suis trompé cent mille fois de route Vous chantez les vertus négatives du doute Vous vantez les chemins que la prudence suit Eh bien j'ai donc perdu ma vie et mes chaussures Je suis dans le fossé je compte mes blessures Je n'arriverai pas jusqu'au bout de la nuit Qu'importe si la nuit à la fin se déchire Et si l'aube surgit qui la verra blanchir Au plus noir du malheur j'entends le coq chanter Je porte la victoire au coeur de mon désastre Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres Je porte le soleil dans mon obscurité
Que serais-je sans toi ?
Égrenez le fruit la grenade mûre Égrenez ce coeur à la fin calmé De toutes ses plaintes Il n'en restera qu'un nom sur le mur Et sous le portrait de la bien-aimée Mes paroles peintes