Arthur Schopenhauer (1788-1860)
1ère édition: 1819, 2ème: 1844, 3ème: 1859.
Traduction: A. Burdeau; édition revue et corrigée par Richard Roos
Presses Universitaires de France, 1966 (14ème édition: 1996)
Sur l´ensemble, décevant. Schopenhauer se veut le successeur de Kant, et est en fait plus marqué que celui-ci par son temps. Il assène avec la même sûreté analyses fines, et grossières contrevérités: insultes à l'égard de Hegel, théories physiques surannées, opinions sexistes... L'homme a manqué d'ouverture et s'est replié sur lui-même, en ressassant sur 40 ans une théorie globalisante dont il ne serait pas facile de sauver quoi que ce soit, si Nietzsche, Tolstoï, Heidegger ou Gide ne lui avaient pas reconnue une influence.
Le pessimisme et les prescriptions morales pour lesquelles Schopenhauer est connu apparaissent surtout dans les parties les plus tardives. Son apport le plus fructueux est son analyse de la représentation, en quoi il est un précurseur. Pour le reste, il fait figure de réactionnaire par rapport à Hume ou à Descartes.
Une bonne table des matières dûe au traducteur.
Quand il s'agit d'un système de pensées, il doit nécessairement se présenter dans un ordre architectonique [...] Au contraire, lorsqu'il s'agit d'une pensée une, si ample qu'elle soit, elle doit s'offrir avec la plus parfaite unité. [...] elle souffre d'être divisée en parties, mais l'ordre de ces parties est un ordre organique, si bien que chaque partie y contribue au maintien du tout.
Nous avons [...] le témoignage de W. Jones [...]: « Le dogme essentiel de l'école védanta consistait, non à nier l'existence de la matière, [...] mais seulement à réformer [...] l'opinion vulgaire, et à soutenir que cette matière n'a pas une réalité indépendante de la perception de l'esprit, existence et perceptibilité étant deux termes équivalents ».
Nous ne connaissons jamais le sujet; c'est lui qui connaît, partout où il y a connaissance.
Toute notion d'un objet proprement dit, c'est-à-dire d'une représentation perceptible dans l'espace, n'existe que par et pour l'entendement; loin de le précéder, elle en dérive.
p 49
Il est facile de mesurer [chez les animaux supérieurs] ce que peut
l'entendement privé de la raison, c'est-à-dire de la connaissance par
concepts abstraits.
p 50
Ce que la raison a reconnu d'une manière exacte s'appelle vérité:
c'est toujours un jugement abstrait fondé sur une raison suffisante;
ce qui a été reconnu de la même manière par l'entendement se nomme
réalité; c'est le passage légitime de l'effet produit sur l'objet
immédiat à sa cause. A la vérité s'oppose l'erreur, qui est
l'illusion de la raison, comme la réalité a pour contraire
l'apparence, qui est l'illusion de l'entendement.
p 52
Savoir est l'unique fonction de la raison; à l'entendement seul, en
dehors de toute influence de la raison, appartient l'intuition.
7, p 59
On peut dire, en parlant le langage de Kant, que le temps, l'espace et
la causalité appartiennent non à la chose en soi, mais au phénomène
dont ils sont la forme, ce qui peut se traduire dans la terminologie
que j'adopte: le monde objet ou le monde comme représentation, n'est
pas la seule face de l'univers, il n'en est pour ainsi dire que la
superficie; il y a, en outre, la face interne, absolument différente
de la première, essence et noyau du monde et véritable chose en soi.
8, p 65
Il existe d'une part les représentations qui, considérées du point de
vue de l'objet, peuvent se ramener au temps, à l'espace et à la
matière, et envisagées du point de vue du sujet, se rapportent à la
sensibilité pure et à l'entendement ou connaissance par la causalité;
mais outre ces représentations, il y a encore dans l'homme une autre
faculté de connaître et comme une nouvelle conscience, que le langage
appelle réflexion.
14, p 103
Après plusieurs hypothèses fausses sur les relations du mouvement des
planètes dans l'espace (orbite planétaire), on trouva enfin
l'hypothèse vraie, puis les lois qui la dirigent (lois de Képler), et
plus tard on découvrit aussi la cause de ces lois (gravitation
universelle).
15, p 110
Le théorème de Pythagore nous apprend une «qualité occulte» du
triangle rectangle; la démonstration boiteuse et même captieuse
d'Euclide nous abandonne au pourquoi, tandis que la simple figure que
nous reproduisons nous fait entrer du premier coup au coeur même de la
question; elle nous amène à une plus intime conviction de la nécessité
de cette propriété, et de sa liaison avec l'essence même du triangle
rectangle:
24, p 171
Spinoza dit qu'une pierre lancée par quelqu'un dans l'espace, si elle
était douée de conscience, pourrait s'imaginer qu'elle ne fait en cela
qu'obéïr à sa volonté. Moi, j'ajoute que la pierre aurait raison.
p 171-172
Saint Augustin a fort bien saisi l'identité qu'il y a entre l'effort
des choses et notre volonté:
Si nous étions des arbres, nous ne pourrions certes rien sentir ni tenter de rien atteindre par le mouvement; pourtant nous paraîtrions pour ainsi dire chercher à devenir plus féconds et à porter des fruits plus abondants. [...] Dans les mouvements de la pesanteur s'expriment pour ainsi dire les amours des corps inanimés.
26, p 179
Le grand enseignement de Kant: le temps, l'espace et la causalité
n'appartiennent pas à la chose en soi, mais seulement à son phénomène.
46, p 291
[Un chapitre entier consacré à la sculpture, Laocoon,
et à la question
de savoir pourquoi celui-ci ne crie pas. A comparer au commentaire
lapidaire :-) de Yourcenar]
55, p 371-372
La croyance en une liberté empirique de la volonté, en une liberté
d'indifférence, tient de fort près à la théorie qui fait
résider l'essence de l'homme dans une âme, celle-ci étant
avant tout capable de connaissance, bien plus de
pensée abstraite, et ensuite seulement et par suite capable
de volonté; en sorte qu'on relègue la volonté à un rang
secondaire, rang qui devrait être réservé à la connaissance.
[...]
D'après les autres, [l'homme] connaît et puis veut ce qu'il connaît;
d'après moi, il veut et connaît ce qu'il veut.
62, p 423-424
N'est-il pas clair qu'il n'y a absolument pas d'occupation
légitime, qu'il n'y a de légitime que l'appropriation,
l'acquisition d'un objet, lesquelles s'obtiennent par
l'application à cet objet de forces à nous appartenant par nature.
[...]
Ainsi le prétendu droit du premier occupant, [...] d'abord il faut une
société réglée par une convention, un état.
p 562-563
D'une manière générale, d'après Kant, on ne peut avoir l'intuition des
objets; on en a le concept. Moi, je dis au contraire: les objets
n'existent en réalité que par l'intuition, et les concepts ne sont
jamais que des abstractions tirées de cette intuition.
[...]
A lui tout seul, ce simple aperçu, que l'espace et le temps nous
sont connus a priori, est une découverte qui suppose une
intelligence objective et la plus haute réflexion dont un homme soit
capable. Kant a voulu poursuivre plus loin la veine qu'il avait
rencontrée: son amour pour la symétrie architectonique fut pour lui le
fil directeur.
p 598-599
Cette distinction entre la connaissance abstraite et la connaissance
intuitive, que Kant a tout à fait négligée, est précisément celle que
les anciens philosophes exprimaient par les mots de
phénomènes et de noumènes. Kant par une erreur
impardonnable négligea totalement la chose que les mots phénomène et
noumène étaient chargés de désigner; il s'empara de ces mots et il
s'en servit pour désigner ce qu'il appelle chose en soi et phénomène.
p 601-602
Quant à moi, voici comment je dresserais [le tableau logique des
jugements]:
Qualité | lois de contradiction et d'identité |
Quantité | |
Modalité | |
Relation | principe de raison et principe du tiers exclu |
p 618
Le principe de raison n'a de valeur que pour les objets du sujet
connaissant, c'est-à-dire pour les représentations.
p 621-622
L'absurdité suivante: le temps lui-même doit avoir eu un commencement.
p 676
Le monde objectif n'existe qu'en représentation, c'est-à-dire pour un
sujet.
p 678
L'hypothèse d'un monde extérieur existant en dehors de la conscience et
indépendamment d'elle est profondément absurde.
p 683-685
Le monde, dont la mort me sépare, n'était que ma représentation.
[...]
Le monde est encore autre chose (chose en soi, Volonté), et la forme
de la représentation n'est pour lui qu'une forme accidentelle.
[...]
Une conscience sans objet n'est pas une conscience.
[...]
le monde comme représentation, le monde objectif, a donc deux pôles:
le sujet connaissant pur et simple, dépouillé des formes de sa
connaissance, et ensuite la matière brute, sans formes ni qualités.
p 705
Cogito, ergo sum [Parménide: penser et être est la même chose].
Nous pouvons lui opposer dans le sens de la philosophie kantienne:.
Cogito, ergo est -- c'est-à-dire comme je pense dans les
choses certains rapports (les mathématiques), je dois les retrouver
dans toute expérience possible.
p 717
La forme donne l'essence à la chose, la matière lui donne l'existence.
p 729
Le canon porte plus loin que le fusil parce qu'à vitesse égale, il
opère sur une masse beaucoup plus considérable, il donne une quantité
de mouvement plus grande, laquelle résiste plus longtemps à l'action
affaiblissante de la pesanteur [erreur de mécanique!].
p 733
Les animaux ont un entendement, mais pas de raison; par conséquent
leur connaissance est toute intuitive et non abstraite.
p 758
Ce n'est pas dans un savoir abstrait, mais dans une vue juste et
profonde des choses [intuitive], qu'est la source de la vraie sagesse.
p 886
Qu'est-ce que la connaissance? -- C'est avant tout et essentiellement
une représentation.
p 985
Exister pour un autre c'est être représenté, exister en soi c'est
vouloir.
p 986
Helvétius:
Il n'y a que l'esprit qui sente l'esprit: c'est une corde qui ne frémit qu'à l'unisson.
p 1082
Ainsi s'objective le vouloir-vivre.
p 1116
Le génie est une faculté contre nature, puisqu'il consiste en ce que
l'intellect, destiné à servir la volonté, s'émancipe de cet esclavage
pour travailler de son propre chef.
p 1121
Le talent, c'est le tireur qui atteint un but que les autres ne
peuvent toucher; le génie, c'est celui qui atteint un but que les
autres ne peuvent même pas voir.
p 1141
Or les idées sont essentiellement un objet d'intuition. Pour les
communiquer, il faut prendre la voie intuitive qui est celle de l'art.
Le simple concept au contraire est chose que la pensée suffit
parfaitement à saisir et dont tout le contenu se peut exprimer par des
mots.
p 1354
Les recherches de morale concernent presque directement la chose en
soi, c'est-à-dire ce phénomène où, à la lumière immédiate de la
connaissance, la chose en soi révèle son essence comme volonté.
p 1355-1356
Après avoir été frappé, durant plus de cent ans, d'un mépris immérité,
Spinoza a été porté en ce siècle au-dessus de sa valeur. Si le monde
est une théophanie, toutes les actions de l'homme et de l'animal même
sont également divines et excellentes: il n'y a plus de morale.
[...]
Il a fallu un procédé de faux-monnayeur qui permit de transformer une
tête commune telle que Hegel en un grand philosophe.
p 1363
Le droit pénal devrait avoir pour principe et pour base de punir
l'acte seul, pour en empêcher le renouvellement. Le système
pénitentiaire veut aussi châtier moins l'action que l'homme, pour
l'amener à se corriger.
p 1364
La peine doit provoquer une souffrance apparente supérieure à la
souffrance réelle: or la réclusion solitaire produit l'effet opposé.
[...]
Le gage doit être proportionné à la valeur de la chose garantie.