Thérèse est prévisible jusque dans sa liberté. Le peu d'indépendance que M. Mauriac lui concède, il le lui a exactement mesuré, comme dans une ordonnance de médecin ou une recette de cuisine. Je n'attends rien d'elle, je sais tout. Alors ses ascensions et ses chutes ne m'émeuvent pas beaucoup plus que celles d'un cafard qui s'obstine stupidement à grimper au mur.
Il ne faudrait pas croire que le présent, quand il passe, devient le plus proche de nos souvenirs. Sa métamorphose peut le faire couler au fond de notre mémoire, comme aussi bien le laisser à fleur d'eau ; seules sa densité propre et la signification dramatique de notre vie décident de son niveau.p. 99
Mais le temps de l'homme est-il sans avenir ? Celui du clou, de la motte de terre, de l'atome, je vois bien que c'est un présent perpétuel. Mais l'homme est-il un clou pensant ? Si on commence par le plonger dans le temps universel, le temps des nébuleuses et des planètes, des plissements tertiaires et des espèces animales, comme dans un bain d'acide sulfurique, la cause est entendue. Seulement une conscience ballottée ainsi d'instant en instant devait être d'abord conscience et ensuite temporelle : croit-on que le temps lui puisse venir de l'extérieur ?
Mais il n'y a pas lieu d'admirer ces contradictions : si M. Bataille les a trouvées en lui-même, c'est qu'il les y a mises, en introduisant de force le transcendant dans l'immanent. S'il s'en était tenu au point de vue de la découverte intérieure, il aurait compris : 1o que les données de la science ne participent pas à la certitude du cogito et qu'elles doivent être tenues pour simplement probables ; si l'on s'enferme dans l'expérience intérieure, on n'en peut plus sortir pour se regarder ensuite du dehors ; 2o que, dans le domaine de l'expérience intérieure, il n'y a plus d'apparence ; ou plutôt que l'apparence y est réalité absolue. Si je rêve d'un parfum, c'est un faux parfum. Mais si je rêve que j'ai plaisir à le respirer, c'est un vrai plaisir ; on ne peut pas rêver son plaisir, on ne peut pas rêver la simplicité ou l'unité de son Moi. Si on les découvre, c'est qu'elles sont, car on les fait exister en les découvrant ; 3o que la fameuse déchirure temporelle du Moi n'a rien d'inquiétant. Car le temps est aussi liaison et le Moi dans son être même est temporel. Cela signifie que, loin d'être dirimé par le Temps, il a besoin du Temps pour se réaliser. En vain m'objectera-t-il que le Moi s'en va par lambeaux, par instants : car le temps de l'expérience intérieure n'est pas fait d'instants.
« Lorsque ma fille me dit qu'elle a fait son devoir, alors qu'elle ne l'a pas fait, ce n'est pas... avec le dessein de m'induire en erreur, c'est pour me signifier qu'elle aurait pu le faire, qu'elle avait envie de le faire, qu'elle aurait dû le faire, et que tout cela n'a pas d'importance ; c'est donc plus pour se débarrasser d'un fâcheux que pour parler à faux. »
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On sait que Nietzsche n'était pas philosophe.
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Mais l'efficacité, l'éternité du cogito, c'est précisément qu'il révèle un type d'existence défini comme présence à soi sans intermédiaire. Le mot s'intercale entre mon amour et moi, entre ma lâcheté, mon courage et moi, non entre ma compréhension et ma conscience de comprendre.
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Si au contraire, dès que je parle, j'ai l'angoissante certitude que les mots m'échappent et qu'ils vont prendre là-bas, hors de moi, des aspects insoupçonnables, des significations imprévues, n'est-ce pas qu'il appartient à la structure même du langage de devoir être compris par une liberté qui n'est pas la mienne ? En un mot, n'est-ce pas l'Autre qui fait le langage, n'est-ce pas l'Autre qui est premier ?
[...] Le langage c'est l'être-pour-autrui. Qu'avons nous besoin de Dieu ? L'Autre suffit, n'importe quel autre.