La mésentente

Jacques Rancière, 1995
La fabrique éditions, 2025
Avant-propos
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La restauration de la philosophie politique se déclare en même temps que l'absentement de la politique par ses représentants autorisés.
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Par mésentente on entendra un type déterminé de situation de parole : celle où l'un des interlocuteurs à la fois entend et n'entend pas ce que dit l'autre. La mésentente n'est pas le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit noir. Elle est le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc mais n'entend point la même chose ou n'entend point que l'autre dit la même chose sous le nom de la blancheur.
Le commencement de la politique
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La politique précisément commence là où l'on cesse d'équilibrer des profits et des pertes, où l'on s'occupe de répartir les parts du commun, d'harmoniser selon la proportion géométrique les parts de communauté et les titres à obtenir ces parts, les axiaï qui donnent droit à communauté.
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Voyons voir ces axiaï, ces titres de communauté, de plus près. Aristote en dénombre trois : la richesse du petit nombre (les oligoï) ; la vertu ou l'excellence (arétè) qui donne aux meilleurs (aux aristoï) leur nom ; et la liberté (eleutheria) qui appartient au peuple (démos).
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Dans la belle harmonie des axiaï, un seul titre se laisse aisément reconnaître : la richesse des oligoï. Qu'est-ce en revanche que la liberté apportée par les gens du peuple à la communauté ? Et en quoi leur est-elle propre ? C'est ici que se révèle le mécompte fondamental. La liberté du démos n'est aucune propriété déterminable mais une pure facticité.
Le tort : politique et police
47-49
Dans le conflit qui met en litige la déduction entre la capacité de l'être parlant quelconque et la communauté du juste et de l'injuste, il faut reconnaître deux logiques de l'être-ensemble humain que l'on confond généralement sous le nom de politique, alors que l'activité politique n'est rien d'autre que l'activité qui les départage. On appelle généralement du nom de politique l'ensemble des processus par lesquels s'opèrent l'agrégation et le consentement des collectivités, l'organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution. Je propose de donner un autre nom à cette distribution et au système de ces légitimations. Je propose de l'appeler police [...] Le mot « police » évoque ordinairement de qu'on appelle la basse police [...] Mais cette identification restrictive peut être tenue pour contingente. Michel Foucault a montré que, comme technique de gouvernement, la police définie par les auteurs du XVIIe et XVIIIe siècles s'étendait à tout ce qui concerne l'« homme » et son « bonheur » [...] Je propose maintenant de réserver le nom de politique à une activité bien déterminée et antagonique à la première : celle qui rompt la configuration sensible où se définissent les parties et les parts ou leur absence par une présupposition qui n'y a par définition pas de place : celle d'une part des sans-part.
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Prié par le président de la cour d'assises [en 1832] de décliner sa profession, [Auguste Blanqui] répond simplement : « prolétaire ». Le président objecte : « Ce n'est pas là une profession ». L'accusé réplique : « C'est la profession de trente millions de Français qui vivent de leur travail et qui sont privés de droits politiques. »
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Les parties n'existent pas antérieurement à la déclaration du tort. Le prolétariat n'a, avant le tort que son nom expose, aucune existence comme partie réelle de la société.
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Une grève ouvrière peut mettre ensemble deux choses qui n'ont « rien à voir » l'une avec l'autre : l'égalité proclamée par les Déclarations des droits de l'homme et une obscure affaire d'heures de travail où de règlement d'atelier.
[En 1849] Jeanne Deroin se présente à une élection législative à laquelle elle ne peut pas se présenter, c'est-à-dire qu'elle démontre la contradiction d'un suffrage universel qui exclut son sexe de cette universalité.
La raison de la mésentente
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On identifie la rationalité du dialogue avec le rapport de locuteurs qui s'adressent l'un à l'autre [...] pour confronter leurs intérêts et leurs systèmes de valeurs et mettre leur validité à l'épreuve. On tient trop facilement pour acquis que cela constitue une description exacte des formes du logos politique rationnel et que c'est en conséquence ainsi que la justice se fraie un chemin dans les relations sociales : par la rencontre de partenaires qui, d'un même mouvement, entendent un énoncé, comprennent l'acte qui l'a fait énoncer et prennent en charge la relation intersubjective qui soutient cette compréhension.
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Une expression comme « Vous m'avez compris ? » est une fausse interrogation dont le contenu affirmatif est celui-ci : « Vous n'avez rien à comprendre, vous n'avez pas besoin de comprendre », et même éventuellement : « Vous n'êtes pas en mesure de comprendre. Vous n'avez qu'à obéïr. » Ainsi, « Vous m'avez compris » est une expression qui nous dit que précisément « comprendre » veut dire deux choses différentes, sinon opposées : comprendre un problème et comprendre un ordre.
82
Avant toute confrontation d'intérêts et de valeurs, avant toute soumission d'affirmations à des requêtes de validité entre partenaires constitués, il y a le litige sur l'objet du litige, le litige sur l'existence du litige et des parties qui s'y affrontent.
De l'archi-politique et de la méta-politique
104
Les oligarques ont couttume de prêter entre eux serment de nuire en tout au peuple. Et ils tiennent leur parole avec assez de constance pour attirer sûrement la sédition populaire qui ruinera leur pouvoir. Qu'ils s'appliquent au contraire à servir en toute chose les intérêts du peuple et leur pouvoir s'en trouvera consolidé. Qu'ils s'y appliquent ou du moins qu'ils fassent comme s'ils s'y appliquaient. Car la politique est chose esthétique, affaire d'apparence. Le bon régime est celui qui fait voir l'oligarchie aux oligarques et la démocratie au démos.
Démocratie ou consensus
149
Quant au droit du travail, il tend à devenir « flexible » comme le travail lui-même. Il veut s'adapter à tous les mouvements de l'économie et à toutes les inflexions du marché du travail, épouser l'identité mobile d'un travailleur toujours en mesure de devenir un demi-travailleur, un chômeur ou un quasi-chômeur. Mais cette adaptation n'est pas seulement le rude réalisme qui constate que, pour que les travailleurs aient des droits, il faut d'abord qu'ils travaillent, et que pour qu'ils travaillent, il faut qu'ils consentent à rogner sur les droits qui empêchent les entreprises de leur donner du travail.
151
À la limite, la preuve du droit de la puissance étatique s'identifie avec la preuve qu'elle ne fait rien d'autre que ce qui est seul possible, rien d'autre que ce qui est commandé par la stricte nécessité dans le contexte de l'intrication croissante des économies au sein du marché mondial.

Dans cette légitimation, cette démonstration de capacité doit s'appuyer sur une démonstration d'impuissance.

154-155
Au temps où la logique policière s'exprimait sans fard, elle disait avec Bonald, que « certaines personnes sont dans la société sans être de la société » ou, avec Guizot, que la politique est affaire des « hommes de loisir ».
157
Il y a vingt ans, nous n'avions pas beaucoup moins d'immigrés. Mais ils portaient un autre nom : ils s'appelaient travailleurs immigrés ou, tout simplement, ouvriers.
161
La loi accomplit la nature en identifiant ce que celle-ci lui désignait spontanément comme sa maladie, cette multitude qui n'en finit pas de se reproduire. Pour celle-ci, les plus anciens juristes romains avaient inventé un nom : proletarii, ceux qui ne font que reproduire leur propre multiplicité et qui, pour cette même raison, ne méritent pas d'être comptés.
La politique en son âge nihiliste
163
Récapitulons : la politique existe là où le compte des parts et des parties est dérangé par l'inscription d'une part des sans-part. Elle commence quand l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui s'inscrit en liberté du peuple. Cette liberté du peuple est une propriété vide, une propriété impropre par quoi ceux qui ne sont rien posent leur collectif comme identique au tout de la communauté.
171
[Touvier arguait pour sa défense qu'il avait fait moins que ce qu'on lui demandait.] Supposons maintenant un accusé allégant à l'inverse qu'il a fait plus, qu'il a agi sans ordre et sans motivation idéologique, par pur sadisme personnel, cet accusé ne serait plus qu'un monstre ordinaire, échappant au cadre juridique du crime contre l'humanité.
Postface (2025)
186
L'ordre consensuel avoue aujourd'hui crûment la violence d'un projet de domination mondiale. C'est pourquoi il est bon de sortir de la torpeur dans laquelle ses allures bonhomme nous ont longtemps plongés, de réexaminer l'ensemble du processus destructeur qui a pris le nom de consensus et de redécouvrir le sens de l'action politique.

Philosophie, politique