La haine de la démocratie

Jacques Rancière
La fabrique éditions, 2005

De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle

p. 15
Telle est la forme ordinaire sous laquelle les experts dénoncent le paradoxe démocratique : la démocratie, comme forme de vie politique et sociale, est le règne de l'excès.
pp. 17-18
[Contre Jean-Claude Milner : Les Penchants criminels de l'Europe démocratique, et Les Noms indistincts. Celui-ci bouleverse] ce qui structurait encore, au temps de la guerre des Six Jours ou de la guerre du Sinaï, la perception dominante de la démocratie. [...] Le contraire de la démocratie s'appelait alors le totalitarisme.

[...] les propriétés qui étaient hier attribuées au totalitarisme, conçu comme État dévorant la société, sont tout simplement devenues les propriétés de la démocratie, conçue comme société dévorant l'État.

La politique ou le pasteur perdu

p. 43
[La démocratie dans La République de Platon] Elle est proprement le renversement de toutes les relations qui structurent la société humaine : les gouvernants ont l'air de gouvernés et les gouvernés de gouvernants ; les femmes sont les égales des hommes ; le père s'accoutume à traiter son fils en égal ; le métèque et l'étranger deviennent les égaux du citoyen ; le maître craint et flatte des élèves qui, pour leur part, se moquent de lui ; les jeunes s'égalent aux vieux et les vieux imitent les jeunes ; les bêtes mêmes sont libres et les chevaux et les ânes, conscients de leur liberté et de leur dignité, bousculent dans la rue ceux qui ne leur cèdent pas le passage.
pp. 49-50
[...] Le tirage au sort n'a jamais favorisé les incompétents plus que les compétents. S'il est devenu impensable pour nous, c'est que nous sommes habitués à considérer comme toute naturelle une idée qui ne l'était certainement pas pour Platon et qui ne l'était pas davantage pour les constituants français ou américains d'il y a deux siècles : que le premier titre sélectionnant ceux qui sont dignes d'occuper le pouvoir soit le fait de désirer l'exercer.

Démocratie, république, représentation

p. 60
[...] La représentation n'a jamais été un système inventé pour pallier l'accroissement des populations. [...] Elle est, de plein droit, une forme oligarchique, une représentation des minorités qui ont titre à s'occuper des affaires communes. [...] Et l'élection n'est pas davantage en soi une forme démocratique par laquelle le peuple fait entendre sa voix. Elle est à l'origine l'expression d'un consentement qu'un pouvoir supérieur demande et qui n'est vraiment tel qu'à être unanime.
p. 61
La « démocratie représentative » peut sembler aujourd'hui un pléonasme. Mais cela a d'abord été un oxymore.

Les raisons d'une haine

p. 80
[...] on peut énumérer les règles définissant le minimum permettant à un système représentatif de se déclarer démocratique : mandats électoraux courts, non cumulables, non renouvelables ; monopole des représentants du peuple sur l'élaboration des lois ; interdiction aux fonctionnaires de l'État d'être représentants du peuple ; réduction au minimum des campagnes et des dépenses de campagne et contrôle de l'ingérence des puissances économiques dans les processus électoraux. De telles règles n'ont rien d'extravagant et, dans le passé, bien des penseurs ou des législateurs, peu portés à l'amour inconsidéré du peuple, les ont examinées avec attention comme des moyens d'assurer l'équilibre des pouvoirs, de dissocier le représentation de la volonté générale de celle des intérêts particuliers et d'éviter ce qu'ils considéraient comme le pire des gouvernements : le gouvernement de ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s'en emparer. Il suffit pourtant de les énumérer pour susciter l'hilarité.
p. 105
La démocratie n'est ni cette forme de gouvernement qui permet à l'oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Elle est l'action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies.

Philosophie
Marc Girod