L'Aristote que nous connaissons n'est pas celui qui vivait au IVe siècle av. J.-C., philosophe philosophant parmi les hommes, mais un Corpus plus ou moins anonyme édité au 1er siècle av. J.-C.
La science de l'être en temps qu'être, à peine née, retombera pour des siècles dans l'oubli.
p. 25
[...] la permanence au Lycée d'une école organisée, destinée à prolonger l'œuvre d'Aristote, empêche de croire à une perte accidentelle : bien loin que la perte explique l'oubli, c'est l'oubli qui explique la perte, et c'est cet oubli qu'il s'agit d'abord d'expliquer.
p. 29
La première mention que nous connaissons du titre μετα τα φυσικα se trouve chez Nicolas de Damas (1e moitié du 1er siècle apr. J.-C.).
p. 35
La philosophie première est donc à la philosophie en général ce que l'arithmétique est à la mathématique en général.
p. 37
Installée dans l'essence du divin, dont elle présuppose l'existence, la théologie ou philosophie première ne semble pas échapper à la condition des sciences particulières.
p. 38
La philosophie première n'est donc pas la science de l'être en tant qu'être, et elle est la théologie.
[...] l'aporie que Ménon opposait à Socrate : on ne peut apprendre ni ce qu'on sait, puisqu'on le sait déjà, ni ce qu'on ne sait pas, puisqu'on ignore alors quelle chose il faut apprendre.
p. 59
Facile en droit, la sagesse, bientôt désignée comme philosophie première, est donc de toutes les sciences la plus difficile en fait.
p. 68
Mais si [...] il faut à la fois prendre au sérieux l'antériorité de la philosophie première et la postériorité de la métaphysique, c'est-à-dire entendre dans les deux cas un ordre de succession temporelle, on conviendra que les deux titres ne peuvent s'appliquer à la même spéculation. La métaphysique n'est donc pas la philosophie première. Mais que serait-elle d'autre ? [...] le titre de Métaphysique, s'il ne convient pas à la philosophie première ou théologie, s'applique sans difficulté à cette science, restée sans nom chez Aristote lui-même, et qui prend pour objet, non pas l'être divin, mais l'être dans son universalité, c'est-à-dire en tant qu'être.
[Dans le livre Γ] il est caractéristique que le Stagirite n'ait pas su accorder aux sophistes [auxquels il rattache arbitrairement d'autres philosophes comme Héraclite. Il vient de citer des passages de Démocrite, Empédocle, Parménide, Anaxagore et Homère, qui admettent la vérité des apparences, donc la vérité des contradictions, et vont ainsi dans le sens de Protagoras] le rôle qu'au livre A il attribue aux physiciens : celui d'une préparation progressive de sa propre doctrine.
Si le livre A de la Métaphysique nous offre une conjonction si parfaite de l'ordre chronologique et de l'ordre logique, s'il nous persuade qu'en fait comme en droit, la cause matérielle devait être découverte avant la cause efficiente, la cause efficiente avant la finale et la finale avant la formelle, c'est qu'Aristote, très consciemment du reste, prend quelques libertés avec l'histoire.
pp. 92-93
De ces deux textes de jeunesse [De philosophia et le livre A de la Métaphysique] aux phrases désabusées des livres Γ ou Z, on entrevoit une évolution qui a conduit Aristote d'une conception finaliste et optimiste de l'histoire de la philosophie à une conception dialectique et relativement pessimiste, de l'idée d'un progrès nécessaire à celle d'une progression incertaine, de l'espoir d'un achèvement prochain à l'acceptation d'une recherche indéfinie.
[...] l'aristotélisme est moins une branche dérivée du platonicisme qu'une réponse à la sophistique par-delà Platon.
p. 98
Mais, parmi les fonctions du langage, toutes ne sont pas également exaltées : les sophistes ignorent sa fonction d'expression ou de transmission pour ne retenir que sa fonction de persuasion. Pour les rhéteurs et les sophistes, parler, c'est moins parler de que parler à [...]
Note 2, p. 132
[...] si l'axiome est nécessaire, nous n'en avons pas pour autant l'intuition (sans quoi on ne comprendrait pas la peine que se donne Aristote pour établir le plus fondamental de tous : le principe de contradiction) [...]
La réfutation des paralogismes sophistiques a amené Aristote à admettre, comme fondement de la communication entre les hommes, l'existence d'unités objectives de signification, qu'il appelle des essences. Inversement, si l'on suivait le raisonnement des sophistes, il faudrait admettre qu'il n'y a pas d'essence et que tout est accident.
p. 151
Platon est allé jusqu'à enfreindre la solennelle interdiction du vieux Parménide :Non, jamais, tu ne plieras de force les non-êtres à être ;
De cette route de recherche écarte plutôt ta pensée.
p. 153
[...] ce n'est pas n'importe quel non-être qui est principe de la multiplicité, mais ce non-être qualifié que Platon appelle l'Autre, ce qu'Aristote traduit par relation. [...] la relation est si peu « le contraire ou la négation de l'être » qu' « elle est en réalité un genre de l'être, au même titre que l'essence ou la qualité ».
p. 156
Il faut donc renverser les termes : ce n'est pas l'existence du non-être qui rend possible le discours prédicatif, mais c'est le discours prédicatif qui, en opérant des dissociations dans l'être, y rend possible le travail de la négation.
L'énumération la plus complète [des significations multiples de l'être] est celle que nous trouvons au livre E de la Métaphysique. « L'être proprement dit se dit en plusieurs sens : nous avons vu qu'il y avait l'être par accident, ensuite l'être comme vrai et le non-être comme faux ; en outre, il y a des figures de la prédication par exemple le quoi, le quel, le combien, le où, le quand et autres termes qui signifient de cette manière. Et il y a, en plus de tous ces sens de l'être, l'être en puissance et l'être en acte. »
Note 2, p. 170
Aristote ne semble pas avoir pressenti la fonction proprement existentielle du verbe être. Lorsque l'être se dit absolument, c'est-à-dire sans prédicat, il comporte une attribution implicite, qui est celle de l'essence [...]
p. 170
Finalement donc, les différents sens de l'être se réduisent aux différents modes de la prédication, puisque c'est à travers ceux-ci que ceux-là se constituent. C'est donc aux catégories ou figures de la prédication que l'on peut sans inconvénient ramener les significations multiples de l'être : la distinction de l'acte et de la puissance comme de l'être par soi et de l'être par accident exprimait la possibilité d'une pluralité de significations, beaucoup qu'elle ne constituait un premier énoncé de ces significations elles-mêmes.
p. 176-177
C'est à cette distinction entre la synonymie, forme normale du rapport des choses et des noms, et une homonymie accidentelle et aisément réductible, que semblent s'en tenir les Catégories et aussi les Topiques. Dans quelle classe ranger alors le mot être ? [...] L'exemple du Bien éclaire la méthode préconisée par Aristote [...] « Donc le bien est un homonyme. » [...] Dire que le Bien peut s'attribuer sur le mode de l'agir, de la qualité, de la quantité, du temps, c'est reconnaître —telle est du moins ici l'intention avouée d'Aristote— qu'il n'y a rien de commun entre l'action bonne, la perfection qualitative, la juste mesure et le temps opportun : ils ne sont pas les espèces d'un même genre qui serait leur essence [...]
Note 1, p. 178 (contre Platon)
L'idée de Bien, n'étant pas l'unité réelle d'une multiplicité, est « verbale et vide ».
p. 185
[...] l'être de l'étant n'a pas un sens, mais plusieurs sens, ce qui revient à dire que l'être en tant qu'être n'est pas une essence.
p. 188
« Si, en effet, l'être était le genre unique, commun à toutes choses, toutes les choses seraient appelées êtres par synonymie. Mais comme il y a en fait dix genres premiers, cette communauté de dénomination est purement verbale et ne correspond pas à une définition unique qui serait exprimée par cette appellation. » [Porphire]
p. 190
Il faut donc conserver le mot être pour désigner cet au-delà des catégories, sans le quel elles ne seraient pas, et qui ne se laisse pas ramener à elles.
p. 193
[...] la connaissance de l'essence [ουσια] ne permet en rien de connaître les autres catégories, car elle n'est pas leur essence, et elle n'entre même pas dans leur essence à titre de genre. De l'essence on ne peut donc déduire les autres catégories : celles-ci sont à jamais imprévisibles et ce n'est pas une analyse de l'essence qui nous dira pourquoi l'être se donne comme quantité, comme temps, comme relation, etc.
p. 196
[...] les catégories ne sont pas les modes de significations de l'essence, mais l'essence et les autres catégories signifient, la première immédiatement et les autres en se rapportant à la première, un terme plus fondamental encore, et qui est l'être.
Note 2, p. 197-198
[...] ce qui n'est autre que les catégories de l'être : la quantité, la qualité, l'avoir, le faire, etc.[l'essence, la relation, le temps, l'action, la passion...]
p. 199
Une tradition qui remonte, semble-t-il à saint Thomas, mais prétend s'appuyer sur les textes d'Aristote, nomme analogie le rapport entre l'être et ses significations [...]
On voudrait [...] montrer ici que la doctrine de l'analogie de l'être n'est pas seulement contraire à la lettre de l'aristotélisme, mais aussi à son esprit : sous prétexte de clarifier et d'expliciter, mais en réalité parce que le christianisme avait apporté une tout autre perspective métaphysique, qui substituait au problème de l'un et du multiple celui des rapports entre un Dieu créateur et un monde créé, le commentarisme médiéval introduit ici un infléchissement qui, pour avoir été décisif dans le destin de la métaphysique occidentale, n'en est pas moins infidèle à ce qu'il y a d'essentiellement problématique et ambigu dans la philosophie d'Aristote.
p. 227
[...] l'essence est toujours sujet, alors que l'universel n'est que prédicat. [...] En termes de logique classique, on dirait que l'être, ayant une extension infinie, a une compréhension qui, à la limite, est nulle.
p. 232
[...] l'être n'ajoute rien à ce à quoi on l'attribue.
p. 243
[...] c'est la doctrine du pros en legomenon [prolégomène, unité par analogie, analogie par attribution, synthèse triomphante des conceptions rivales —« ontologique » et « théologique »— de la métaphysique] et la conception corrélative d'une science « universelle parce que première » qui a permis à l'aristotélisme, malgré ses « contradictions », ses « dilemmes » ou plus simplement ses apories, de se constituer aux yeux de la postérité comme système.
p. 250
L'Organon nous apprend qu'à coté du discours scientifique, il y a un autre type de discours cohérent : c'est le discours qu'Aristote appelle dialectique.
p. 259-260
Le dialecticen s'oppose au savant, à l'homme compétent, au spécialiste : il n'y a pas de domaine qui lui soit propre, mais sa puissance, sinon sa compétence, s'étend à tous les domaines.
Héraclite citera, comme exemples d'hommes dont la « polymathie » n'a pas instruit l'intelligence : Hésiode et Pythagore, Xénophane et Hécatée de Milet.[Plus Démocrite, Gorgias, Hippias...]
p. 279
On sait [...] comment cette opposition [entre science de l'être en temps qu'être, dans la généralité des ses déterminations, et science du principe de l'être, c'est-à-dire de ce qu'il y a de premier dans l'être ; d'un coté science universelle, portant sur un être que sa généralité empêche d'être un genre, de l'autre science particulière, portant sur un genre particulier] sera progressivement scolarisée, avant d'être reprise par Wolff et Baumgarten dans la distinction désormais classique entre une metaphysica generalis, portant sur l'ens commune, et une metaphysica specialis, portant sur le summum ens, c'est-à-dire Dieu.
L'idée d'une physique mathématique [...] non seulement est étrangère à Aristote, mais a été formellement exclue par lui.
Note 1, p. 327
On sait que les propositions particulières relatives au futur sont contingentes. La science ne fournit donc ici aucun élément de prévision.
Il n'est pas exagéré de dire que la contemplation des « dieux visibles » a joué, pour Aristote, le rôle du cogito chez Descartes : celui du fondement certain [...]
p. 348
Le Dieu d'Aristote est un Dieu lointain, mais il n'est pas un Dieu caché ; c'est un Dieu à la fois présent et absent, « séparé » de nous, mais se donnant à nous en spectacle [...]
[...] la philosophie première (ou théologie) est-elle universelle ?
[...] la théologie est universelle parce que première.
p. 384
Le reproche fait aux Idées de ne point rendre compte, par exemple, du mouvement ne prouve pas qu'Aristote a cette ambition, mais que Platon, lui, l'avait en instituant les Idées, bien plus, que là est la seule raison d'être des Idées et que, si elles ne justifient pas leur existence par leur utilité, on peut en faire aussi bien l'économie.
La physique apparaît bien [...] comme ce qui précède la métaphysique [...] : [...] elle conditionne de part en part le contenu même de la métaphysique, elle est ce qui fait que l'ontologie n'est pas une théologie, science du principe d'où dériverait l'être dans sa totalité, mais une dialectique de la scission et de la finitude. [...] c'est le mouvement qui constitue l'être de l'étant en tant que tel du monde sublunaire.
Ce qui est donc premier, ce n'est à proprement parler ni la puissance ni l'acte, mais la sission de l'être du monde sublunaire selon qu'il est en puissance et en acte.
[...] le discours lui-même est mouvement.
p. 497
[...] la dialectique, bien qu'inférieure en valeur à la démonstration et à l'intuition, est pourtant à chaque fois invoquée dans les cas extrêmes, ceux où la demonstration et l'intuition sont défaillantes.
La dialectique n'a de sens que si elle vise à sa propre suppression, c'est-à-dire à l'intuition, même si cette intuition est à jamais future.
p. 498
Imiter la nature, ce n'est pas la redoubler inutilement, mais suppléer à ses défaillances, l'achever vers elle-même, non pas même l'humaniser, mais simplement la naturaliser.[Cf. Against Interpretation]
p. 499
Lorsque Aristote se demande ce qu'il adviendrait « si les navettes marchaient toutes seules », il exprime par là l'idéal irréalisable qui est celui de l'art humain : faire en sorte que l'outil ou la machine reproduisent la spontanéïté du vivant et, plus profondément, la circularité des mouvements célestes, image elle-même de l'immobilité du divin.[Cf. että olisimme humaanin sivilisaation planeetta]
p. 505
[...] la métaphysique d'Aristote n'est une métaphysique inachevée que parce qu'elle est une métaphysique de l'inachèvement et [elle est] la première métaphysique de l'homme [...] parce que l'inachèvement de l'être se découvre à travers elle comme la naissance de l'homme.
Note 1, p. 506
Une telle structure [aporétique, fragmentaire] ne sera jamais assumée par Aristote, comme elle le sera plus tard par Pascal : « Je ferais trop d'honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu'il en est incapable ».