L'Être et le Néant

essai d'ontologie phénoménologique
Jean-Paul Sartre (1943)
Gallimard, TEL, 1980

Introduction : à la recherche de l'être

I L'idée de phénomène

p. 11
La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la série des apparitions qui le manifestent. On visait par là à supprimer un certain nombre de dualismes qui embarrassaient la philosophie et à les remplacer par le monisme du phénomène.

p. 13

Ainsi l'être phénoménal se manifeste, il manifeste son essence aussi bien que son existence et il n'est rien que la série bien liée de ces manifestations.

Est-ce à dire que nous ayons réussi à supprimer tous les dualismes en réduisant l'être à ses manifestations ? Il semble plutôt que nous les ayons tous convertis en un dualisme nouveau : celui du fini et de l'infini. [...]

Concevons bien, en effet, que notre théorie du phénomène a remplacé la réalité de la chose par l'objectivité du phénomène et qu'elle a fondé celle-ci sur un recours à l'infini.

p. 14

À remplacer ainsi une diversité d'oppositions par un dualisme unique qui les fonde toutes, avons-nous gagné ou perdu ?

II Le phénomène d'être et l'être du phénomène

p. 14
L'apparition n'est soutenue par aucun existant différent d'elle : elle a son être propre.

p. 15

Husserl a montré comment une réduction eidétique est toujours possible, c'est-à-dire comment on peut toujours dépasser le phénomène concret vers son essence et, pour Heidegger, la « réalité humaine » est ontico-ontologique, c'est-à-dire qu'elle peut toujours dépasser le phénomène vers son être.

III Le cogito « préréflexif » et l'être du « percipere »

p. 18
[...] la condition nécessaire et suffisante pour qu'une conscience connaissante soit connaissance de son objet, c'est qu'elle soit connaissance d'elle-même comme étant cette connaissance. [...] Cela ne suffit certes pas pour me permettre d'affirmer que cette table existe en soi — mais bien qu'elle existe pour moi.

V La preuve ontologique

p. 29
[...] la conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui.

Il est bien entendu que cet être n'est autre que l'être transphénoménal des phénomènes et non un être nouménal qui se cacherait derrière eux. C'est l'être de cette table, de ce paquet de tabac, de cette lampe, plus généralement l'être du monde qui est impliqué par la conscience. Elle exige simplement que l'être de ce qui apparait n'existe pas seulement en tant qu'il apparaît. L'être transphénoménal de ce qui est pour la conscience est lui-même en soi.

VI L'être en soi

p. 30
[...] la conscience peut toujours dépasser l'existant, non point vers son être, mais vers le sens de cet être. C'est ce qui fait qu'on peut l'appeler ontico-ontologique, puisqu'une caractéristique fondamentale de sa transcendance, c'est de transcender l'ontique vers l'ontologique.
[...] bien que le concept d'être ait ainsi cette particularité d'être scindé en deux régions incommunicables, [...]

p. 32

Mais si l'être est en soi cela signifie qu'il ne renvoie pas à soi, comme la conscience (de) soi : ce soi, il l'est. Il l'est au point que la réflexion perpétuelle qui constitue le soi se fond en une identité. C'est pourquoi l'être est, au fond, par delà le soi et notre première formule ne peut être qu'une approximation due aux nécessités du langage.

Première partie : le problème du néant

Chapitre premier : l'origine de la négation

IV La conception phénoménologique du néant

p. 51
Il est vrai qu'on peut concevoir d'autre manière la complémentarité de l'être et du néant. On peut voir dans l'un et l'autre deux composantes également nécessaires du réel, mais sans « faire passer » l'être dans le néant, comme Hegel, ni insister, comme nous le tentions, sur la postériorité du néant : on mettrait l'accent au contraire sur les forces réciproques d'expulsion qu'être et non-être exerceraient l'un sur l'autre, le réel étant en quelque sorte la tension résultant de ces force antagonistes. C'est vers cette conception nouvelle que s'oriente Heidegger.
pp 54-55
Prenons, par exemple, la notion de distance, qui conditionne la détermination d'un emplacement, la localisation d'un point. Il est facile de voir qu'elle possède un moment négatif : deux points sont distants lorsqu'ils sont séparés par une certaine longueur. C'est-à-dire que la longueur, attribut positif d'un segment de droite, intervient ici à titre de négation d'une proximité absolue et indifférenciée. On voudra peut-être réduire la distance à n'ere que la longueur du segment dont les deux points considérés, A et B, seraient les limites. Mais ne voit-on pas qu'on a changé la direction de l'attention, dans ce cas, et que l'on a, sous le couvert du même mot, donné un autre objet à l'intuition ? Le complexe organisé qui est constitué par le segment avec ses deux termes-limites peut fournir en effet deux objets différents à la connaissance. On peut en effet se donner le segment comme objet immédiat de l'intuition ; auquel cas ce segment figure une tension pleine et concrète dont la longueur est un attribut positif et les deux points A et B n'apparaissent que comme un moment de l'ensemble, c'est-à-dire en tant qu'ils sont impliqués par le segment lui-même comme ses limites ; alors la négation expulsée du segment et de sa longueur se réfugie dans les deux limites : dire que le point B est limite du segment, c'est dire que le segment ne s'étend pas au-delà de ce point. La négation est ici structure secondaire de l'objet. Si au contraire on dirige son attention sur les deux points A et B, ils s'enlèvent comme objets immédiats de l'intuition, sur fond d'espace. Le segment s'évanouit comme objet plein et concret, il est saisi à partir des deux points comme le vide, le négatif qui les sépare : la négation s'échappe des points, qui cessent d'être limites, pour imprégner la longueur même du segment à titre de distance.

V L'origine du néant

p. 74
Ainsi, dans ce que nous appellerons le monde de l'immédiat, qui se livre à notre conscience irréfléchie, nous ne nous apparaissons pas d'abord pour être jetés ensuite dans des entreprises. Mais notre être est immédiatement « en situation », c'est-à-dire qu'il surgit dans des entreprises et se connait d'abord en temps qu'il se reflète sur ces entreprises.

Chapitre II : la mauvaise foi

II Les conduites de mauvaise foi

p. 91-92
Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire.

Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus loin possible l'instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit.

Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante — une chose.

Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi.

p. 94
La sincérité se présente comme une exigence et par conséquent elle n'est pas un état. Or quel est l'idéal à atteindre en ce cas ? Il faut que l'homme soit pour lui-même ce qu'il est, en un mot qu'il soit pleinement et uniquement ce qu'il est. Mais n'est-ce pas précisément la définition de l'en-soi-—ou, si l'on préfère, le principe d'identité ? Poser comme idéal l'être des choses, n'est-ce pas avouer du même coup que cet être n'appartient pas à la réalité humaine, et que le principe d'identité, loin d'être un axiome universellement universel, n'est qu'un principe synthétique jouissant d'une universalité simplement régionale ?
p. 99
Déterminerai-je l'ensemble des motifs et des mobiles qui m'ont poussé à faire telle ou telle action ? Mais c'est déjà postuler un déterminisme causal qui constitue le flux de mes consciences comme une suite d'états physiques. Découvrirai-je en moi des « tendances », fût-ce pour me les avouer dans la honte ? Mais n'est-ce pas oublier délibérément que ces tendances se réalisent avec mon concours, qu'elles ne sont pas des forces de la nature mais que je leur prête leur efficience par une perpétuelle décision sur leur valeur ?

Deuxième partie : l'être-pour-soi

Chapitre premier : les structures immédiates du pour-soi

I La présence à soi

p. 111
Le cogito ne livre jamais que ce qu'on lui demande de livrer. Descartes l'avait interrogé sur son aspect fonctionnel : « Je doute, je pense » et, pour avoir voulu passer sans fil conducteur de cet aspect fonctionnel à la dialectique existentielle, il est tombé dans l'erreur substantialiste.
p. 112
L'en-soi est plein de lui-même et on ne saurait imaginer plénitude plus totale, adéquation plus parfaite du contenu au contenant : il n'y a pas le moindre vide dans l'être, la moindre fissure par où se pourrait glisser le néant.

p. 117

Ainsi, le néant est ce trou d'être, cette chute de l'en-soi vers le soi par quoi se constitue le pour-soi.
La réalité humaine, c'est l'être en tant qu'il est dans son être et pour son être fondement unique du néant au sein de l'être.

II La facticité du pour-soi

p. 121
Si je dois jouer à être garçon de café pour l'être, du moins aurai-je beau jouer au diplomate ou au marin : je ne le serai pas.
p. 125
Ainsi, dans le monde humain, l'être incomplet qui se livre à l'intuition comme manquant est constitué par le manqué — c'est-à-dire par ce qu'il n'est pas — dans son être ; c'est la pleine lune qui confère au croissant de lune son être de croissant.
p. 127
Tout ce qui manque manque à... pour...

Chapitre II : la temporalité

II Ontologie de la temporalité

A) La temporalité statique
p. 179
Il n'y a pas d'abord un temps universel où apparaîtrait soudain un pour-soi n'ayant pas encore de passé.

Chapitre III : la transcendance

I La connaissance comme type de relation entre le pour-soi et l'en-soi

p. 217
La difficulté que rencontre le matérialisme à dériver la connaissance de l'objet vient de ce qu'il veut produire une substance à partir d'une autre substance. Mais cette difficulté ne saurait nous arrêter, car nous affirmons qu'il n'y a, en dehors de l'en-soi, rien, sinon un reflet de ce rien qui est lui-même polarisé et défini par l'en-soi en tant qu'il est précisément le néant de cet en-soi, le rien individualisé qui n'est rien que parce qu'il n'est pas l'en-soi.
p. 219
Il se trouve en effet, à l'ordinaire, qu'une négation porte sur un « quelque chose » qui préexiste à la négation et en constitue la matière : si je dis, par exemple, que l'encrier n'est pas la table, table et encrier sont des objets déjà constitués dont l'être en soi sera le support du jugement de négatif.

p. 220

Connaître, c'est réaliser aux deux sens du terme. C'est faire qu'il y ait de l'être en ayant à être la négation reflétée de cet être : le réel est réalisation. Nous appellerons transcendance cette négation interne et réalisante qui dévoile l'en-soi en déterminant le pour-soi dans son être.

IV Le temps du monde

A) Le Passé
p. 249
La causalité première, c'est la saisie de l'apparu avant qu'il apparaisse, comme étant déjà là dans son propre néant pour préparer son apparition.
p. 250
C'est par le passé que j'appartiens à la temporalité universelle, c'est par le présent et le futur que j'y échappe.

Troisième partie : le pour-autrui

Chapitre premier : l'existence d'autrui

III Husserl, Hegel, Heidegger

p. 284
Tout d'abord ce « Je suis je », pure formule universelle d'identité, n'a rien de commun avec la conscience concrète que nous avons tenté de décrire dans notre Introduction. Nous avions alors établi que l'être de la conscience (de) soi ne pouvait se définir en termes de connaissance. La connaissance commence avec la réflexion, mais le jeu du « reflet-reflétant » n'est pas un couple sujet-objet, fût-ce à l'état implicite, il ne dépend en son être d'aucune conscience transcendante, mais son mode d'être est précisément d'être en question pour soi-même. Nous avons montré ensuite, dans le premier chapitre de notre seconde partie, que la relation du reflet au reflétant n'était nullement une relation d'identité et ne pouvait se réduire au « Moi = Moi » ou au « Je suis je » de Hegel. Le reflet se fait ne pas être le reflétant ; il s'agit là d'un être qui se néantise dans son être et qui cherche en vain à se fondre à soi-même comme soi. S'il est vrai que cette description est la seule qui permette de comprendre le fait original de conscience, on jugera que Hegel ne parvient pas à rendre compte de ce redoublement abstrait du Moi qu'il donne comme équivalent à la conscience de soi. Enfin nous sommes parvenu à débarrasser la pure conscience irréfléchie du Je transcendantal qui l'obscurcit et nous avons montré que l'ipséité, fondement de l'existence personnelle, était toute différente d'un Ego ou d'un renvoi de l'Ego à lui-même. Il ne saurait donc être question de définir la conscience en termes d'égologie transcendantale. En un mot la conscience est un être concret et sui generis, non une relation abstraite et injustifiable d'identité, elle est ipséité et non siège d'un Ego opaque et inutile, son être est susceptible d'être atteint par une réflexion transcendantale et il y a une vérité de la conscience qui ne dépend pas d'autrui, mais l'être même de la conscience étant indépendant de la connaissance préexiste à sa vérité ; sur ce terrain, comme pour le réalisme naïf, c'est l'être qui mesure la vérité, car la vérité d'une intuition réflexive se mesure à sa conformité à l'être : la conscience était là avant d'être connue.
p. 285
À Hegel, il faut, ici comme partout, opposer Kierkegaard, qui représente les revendications de l'individu en tant que tel.

IV Le regard

p. 308
[...] cet être que je suis, je ne le suis pas sur le mode du « avoir à être » ni sur celui du « étais » : je ne le fonde pas en son être ; je ne puis le produire directement, mais il n'est pas non plus l'effet indirect et rigoureux de mes actes, comme lorsque mon ombre, par terre, mon reflet, dans la glace, s'agitent en liaison avec les gestes que je fais. Cet être que je suis conserve une certaine indétermination, une certaine imprévisibilité. [...] cet être n'est pas mon possible, il n'est pas toujours en question au sein de ma liberté : il est, au contraire, la limite de ma liberté [...]
p. 316
Le regard d'autrui m'atteint à travers le monde et n'est pas seulement transformation de moi-même, mais métamorphose totale du monde. Je suis regardé dans un monde regardé.
pp. 339-340
[...] saisir autrui, c'est saisir cet ordre-enclave et le rapporter à une absence centrale ou « intériorité » ; c'est définir cette absence comme écoulement figé des objets de mon monde vers un objet défini de mon univers. Et le sens de cet écoulement m'est fourni par ces objets eux-mêmes : c'est la disposition du marteau et des clous, du ciseau et du marbre, en tant que je dépasse cette disposition sans en être le fondement, qui définit le sens de cette hémorragie intramondaine. Ainsi le monde m'annonce autrui en sa totalité et comme totalité.

Chapitre II : le corps

I Le corps comme être-pour-soi : la facticité

p. 357
[...] je suis ma propre motivation sans être mon propre fondement

II Le corps·pour autrui

p. 388
En vain y chercherait-on les traces d'un organe physiologique, d'une constitution anatomique et spatiale.
[...] autrui existe pour moi d'abord et je le saisis dans son corps ensuite

Chapitre III :les relations concrètes avec autrui

p. 410
[...] nous nous interrogions, en effet, au début de ce travail, sur les rapports du pour-soi avec l'en-soi ; mais nous avons appris, à présent, que notre tâche était plus complexe : il y a relation du pour-soi avec l'en-soi en présence de l'autre.

II Deuxième attitude envers autrui : l'indifférence, le désir, la haine, le sadisme

p. 457
Que ce comportement enveloppe nécessairement en lui la contingence originelle de l'être-pour-autrui et celle de notre facticité propre, cela va sans dire. Mais qu'il soit soumis dès l'origine à une constitution physiologique et empirique, c'est ce que nous ne saurions admettre.

III L'« Être·avec » (Mitsein) et le « nous »

p. 465
[...] il est clair que le nous n'est pas une conscience intersubjective, ni un être neuf qui dépasse et englobe ses parties comme un tout synthétique, à la manière de la conscience collective des sociologues. Le nous est éprouvé par une conscience particulière ; il n'est pas nécessaire que tous les consommateurs de la terrasse soient conscients d'être nous pour que je m'éprouve comme étant engagé dans un nous avec eux.
B) Le nous-sujet
p. 476
Mais il faut noter : 1o que cette expérience est d'ordre psychologique et non ontologique. [...] C'est le sens de la marche cadencée des soldats, c'est le sens aussi du travail rythmé des équipes. Il faut remarquer, en effet, que, dans ce cas, le rythme émane librement de moi ; c'est un projet que je réalise par ma transcendance ; il synthétise un futur avec un présent et un passé, dans une perspective de répétition régulière ; c'est moi qui produis ce rythme ; mais en même temps il se fond avec le rythme général de travail ou de marche de la communauté concrète qui m'entoure ; il ne prend son sens que par elle ; c'est ce que j'éprouve, par exemple, lorsque le rythme que j'adopte est « à contre-temps ».
p. 480
Le « bourgeois » nie communément qu'il y ait des classes, il attribue l'existence d'un prolétariat à l'action d'agitateurs, à des incidents fâcheux, à des injustices pouvant être réparées par des mesures de détail : il affirme l'existence d'une solidarité d'intérêts entre le capital et le travail ; il oppose à la solidarité de classe une solidarité plus vaste, la solidarité nationale où l'ouvrier et le patron s'intègrent en un Mitsein qui supprime le conflit.

Quatrième partie : avoir, faire et être

Chapitre I : Être et faire : la liberté

I La condition première de l'action, c'est la liberté

p. 494
Dans la mesure où le pour-soi veut se masquer son propre néant et s'incorporer l'en-soi comme son véritable mode d'être, il tente aussi de se masquer sa liberté. Le sens profond du déterminisme, c'est d'établir en nous une continuité sans faille d'existence en soi. Le mobile conçu comme fait psychique, c'est-à-dire comme réalité pleine et donnée, s'articule, dans la vision déterministe, sans solution de continuité, à la décision et à l'acte, qui sont conçus également comme données psychiques. L'en-soi s'est emparé de tous ces « data », le mobile provoque l'acte comme la cause son effet, tout est réel, tout est plein.
p. 506
Quand je délibère, les jeux sont faits. Et si je dois en venir à délibérer, c'est simplement parce qu'il entre dans mon projet originel de me rendre compte des mobiles par la délibération plutôt que par telle ou telle autre forme de découverte (par la passion, par exemple, ou tout simplement par l'action, qui révèle l'ensemble organisé des motifs et des fins comme mon langage m'apprend ma pensée). Il y a donc un choix de la délibération comme procédé qui m'annoncera ce que je projette, et par suite ce que je suis. Et le choix de la délibération est organisé avec l'ensemble mobiles-motifs et fin par la spontanéité libre. Quand la volonté intervient, la décision est prise et elle n'a d'autre valeur que celle d'une annonciatrice.
p. 511
Qu'on se rappelle, dans Ulysse de Joyce, M. Bloom humant avec faveur, pendant qu'il satisfait à des besoins naturels, « l'odeur intime qui monte de dessous lui ».
p. 517
[...] pouvez-vous affirmer que vous êtes conscient, lorsque vous cédez à la fatigue, de toutes les implications que suppose cet acte ? Nous répondrons que nous en sommes parfaitement conscients. Seulement cette conscience elle-même doit avoir pour limite la structure de la conscience en général et du choix que nous faisons.
p. 518
Seulement, l'erreur serait de croire qu'à ce choix global correspond une conscience analytique et différenciée. Mon projet ultime et initial —car il est les deux à la fois— est, nous le verrons, toujours l'esquisse d'une solution du problème de l'être. Mais cette solution n'est pas d'abord conçue puis réalisée : nous sommes cette solution [...]
p. 532
Il convient à présent de reprendre en une vue d'ensemble les différents résultats obtenus.
1o [...]
pp. 534-535
5o [...] La réalité-humaine étant acte ne peut se concevoir que comme rupture avec le donné, dans son être. Elle est l'être qui fait qu'il y a du donné en brisant avec lui et en l'éclairant à la lumière du non-encore-existant.

II. Liberté et facticité : la situation

p. 540
[Le] succès n'importe aucunement à la liberté. La discussion qui oppose le sens commun aux philosophes vient ici d'un malentendu : le concept empirique et populaire de « liberté » produit de circonstances historiques, politiques et morales équivaut à « faculté d'obtenir les fins choisies ». Le concept technique et philosophique de liberté, le seul que nous considérions ici, signifie seulement : autonomie du choix. Il faut cependant noter que le choix étant identique au faire suppose, pour se distinguer du rêve et du souhait, un commencement de réalisation. Ainsi ne dirons-nous pas qu'un captif est toujours libre de sortir de prison, ce qui serait absurde, ni non plus qu'il est toujours libre de souhaiter l'élargissement, ce qui serait une lapalissade sans portée, mais qu'il est toujours libre de chercher à s'évader (ou à se faire libérer) —c'est-à-dire que quelle que soit sa condition, il peut pro-jeter son évasion et s'apprendre à lui-même la valeur de son projet par un début d'action. Notre description de la liberté, ne distinguant pas entre le choisir et le faire, nous oblige à renoncer du coup à la distinction entre l'intention et l'acte. On ne saurait pas plus séparer l'intention de l'acte que la pensée du langage qui l'exprime et, comme il arrive que notre parole nous apprend notre pensée, ainsi nos actes nous apprennent nos intentions, c'est-à-dire nous permettent de les dégager, de les schématiser, et d'en faire des objets au lieu de nous borner à les vivre, c'est-à-dire à en prendre une conscience non-thétique. Cette distinction essentielle entre la liberté du choix et la liberté d'obtenir a certainement été vue par Descartes, après le stoïcisme. Elle met un terme à toutes les discussions sur « vouloir » et « pouvoir » [...]
p. 546
[La facticité] se manifeste de plusieurs manières [...]
A) Ma place
B) Mon passé
C) Mes entours
D) Mon prochain
p. 567
[Le] problème [...] exige que nous étudiions successivement trois couches de réalité qui entrent en jeu pour constituer ma situation concrète : les ustensiles déjà signifiants (la gare, l'indicateur de chemin de fer, l'œuvre d'art, l'affiche de mobilisation), la signification que je découvre comme déjà mienne (ma nationalité, ma race, mon aspect physique) et enfin l'autre comme centre de référence auquel renvoient ces significations.
p. 576
[Pour] parler, il faut connaître sa pensée. Mais comment connaître cette pensée, à titre de réalité explicitée et fixée en concepts, si ce n'est justement en la parlant ? Ainsi, le langage renvoie à la pensée et la pensée au langage. Mais nous comprenons à présent qu'il n'y a pas cercle ou, plutôt, que ce cercle —dont on a cru sortir par l'invention de pures idoles psychologiques, comme l'image verbale ou la pensée sans images et sans mots— n'est pas spécial au langage : il est la caractéristique de la situation en général.
p. 577
[Le] pour-soi est libre mais en condition, et c'est ce rapport de la condition à la liberté que nous cherchons à préciser sous le nom de situation. [...] Nous avons montré que l'existence de significations qui n'émanent pas du pour-soi ne saurait constituer une limite externe de sa liberté.
E) Ma mort

Chapitre II : faire et avoir

I La psychanalyse existentielle

p. 624
La liberté ne fait qu'un avec le manque, elle est le mode d'être concret du manque d'être.
p. 628
Le principe de cette psychanalyse est que l'homme est une totalité et non une collection.
p. 630
La psychanalyse existentielle rejette le postulat de l'inconscient : le fait psychique est, pour elle, coextensif à la conscience. Mais si le projet fondamental est pleinement vécu par le sujet et, comme tel, totalement conscient, cela ne signifie nullement qu'il doive être du même coup connu par lui, tout au contraire ; nos lecteurs se souviendront peut-être du soin que nous avons mis dans notre Introduction à distinguer conscience et connaissance.

III De la qualité comme révélatrice de l'être

p. 678
Toute réalité-humaine est une passion, en ce qu'elle projette de se perdre pour fonder l'être et pour constituer du même coup l'En-soi qui échappe à la contingence en étant son propre fondement, l'Ens causa sui que les religions nomment Dieu. Ainsi la passion de l'homme est-elle inverse de celle du Christ, car l'homme se perd en tant qu'homme pour que Dieu naisse. Mais l'idée de Dieu est contradictoire et nous nous perdons en vain ; l'homme est une passion inutile.

Texte,
Philo ToC
Marc Girod
Last modified: Fri Aug 5 11:54:42 EEST 2005