Prenons une question concrète : pourquoi l'eau s'évapore-t-elle à 100°C ? [...] à l'époque des premières machines à vapeur, les sciences ont cherché —et trouvé— une réponse quantitative à cette question. Quand on chauffe de l'eau dans une casserole, on injecte en fait un fluide appelé « calorique », fait de petites particules indestructibles qui se repoussent entre elles [...] le calorique a permis à Sadi Carnot d'expliquer le fonctionnement des machines à vapeur et des moteurs thermiques, éléments cruciaux de la révolution industrielle.Nous avons là une belle illustration de l'efficacité de la correspondance entre le monde réel et la description qu'en font les sciences. Grâce à la découverte du calorique, placé par Lavoisier dans sa table d'éléments chimiques, la science a pu décrire fidèlement les processus à l'œuvre dans la nature, et expliquer de manière fiable un grand nombre de phénomènes qui défiaient le sens commun. Pourtant, si vous demandez aujourd'hui à un physicien ce qu'il pense de cette explication, il vous répondra sûrement qu'elle est absurde [...]
Dans cette optique, « la vérité est une relation, non pas de nos idées à des réalités non humaines, mais des parties conceptuelles aux parties sensibles de notre expérience » (James)
Nous n'avons pas besoin de la supposition, d'origine religieuse, d'un monde sous-jacent obéissant à des lois fondamentales pour expliquer la fiabilité des résultats des sciences.
Alexandre Koyré, un des historiens majeurs de cette période, résume ainsi l'opposition : « Il n'est pas surprenant que les aristotéliciens se soient sentis égarés par ce stupéfiant effort pour expliquer l'être réel par l'être mathématique, pour expliquer le réel par l'impossible. »
À l'école, on nous apprend souvent cette physique idéale sans recul, comme si elle révélait le monde. Mais tout élève normalement constitué voit bien quelle n'a que peu de pertinence dans le monde qu'il connaît. Si ces paradis artificiels ne l'amusent pas, il se dira que les sciences ne sont pas pour lui, ce qui est dommage dans un monde où elles comptent autant. Au niveau politique, une telle autorité donnée au savoir expert, en occultant les transformations nécessaires pour construire un fait scientifique robuste, est dangereuse, menant à une acceptation ou un rejet tout aussi aveugles.
« Le placement fondé sur une véritable prévision à long terme est de nos jours une tâche trop difficile pour être souvent possible. Ceux qui s'y attellent sont sûrs […] de courir des risques plus grands que ceux qui essayent de deviner les réactions du public plus exactement que le public lui-même. » [Keynes]
Cependant, il existe quatre facteurs essentiels qui rendent les simulations de la société qualitativement plus difficiles que celles de la matière : l'hétérogénéité des humains ; le manque de stabilité de quoi que ce soit ; les nombreuses relations à prendre en compte, aussi bien au niveau temporel que spatial ; la réflexivité des humains, qui réagissent aux modèles qu'on fait de leur activité.
En 2007, Mark Buchanan, ancien éditeur de la prestigieuse revue Nature, proclamait que la physique peut désormais prédire si les quartiers d'une ville deviendront mixtes, si les marchés boursiers s'écrouleront, ou s'il faut s'attendre à une nouvelle vague de criminalité.
Pour Bernard Lahire, ce « sentiment d'une liberté de comportement » n'est qu'une illusion qui résulte de la complexité des socialisations et des déterminations à l'oeuvre. Et de reprendre la formule classique du philosophe Baruch Spinoza : « Les hommes se trompent en ce qu'ils pensent être libres et cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. »
Les contours des humains sont toujours flous : leurs caractéristiques internes, leurs intérêts ou leurs actions sont toujours enchevêtrés avec ceux des autres. Les marchés, qui négligent ces réalités en les externalisant trop rapidement, ne sont donc ni justes ni efficaces.