Les carrefours du labyrinthe 1

Cornélius Castoriadis
Points, Seuil, 1978

Préface

p. 12
L'existence d'une histoire de la science dit quelque chose sur la science elle-même. Mais puisque ce qui se succède depuis vingt-cinq siècles n'est pas une cohorte de nuages se dissipant sans reste, elle dit tout autant quelque chose sur son objet. [...]

[...] Question philosophique (et politique, au vrai sens du mot), évacuée lorsque l'on fait de la science une simple succession de « paradigmes » — ou que l'on se borne à décrire ce que l'on a appelé, moyennant un viol du sens du mot, l'« epistémè » de chaque époque.

[Kuhn et Foucault dans le même sac !]

Psychée

La psychanalyse, projet et élucidation

« Destin » de l'analyse et responsabilité des analystes

II

p. 129
L'idée que Freud aurait mieux poursuivi ses « recherches » s'il avait été laissé à sa « belle paix » est, révérence parler, de la rigolade. Roustang ne tire pas les conclusions, qui vont très loin, de ce qu'il constate lui-même : « Après sa rupture avec Zürich, Freud tentera pendant des années de répondre aux questions posées par Jung, que ce soit dans l'Introduction du narcissisme, dans la Métapsychologie, ou plus tard encore dans l'Au-delà et par la seconde topique. Et beaucoup plus : c'est encore Jung qui l'ébranlera dans son monolithisme concernant la psychose ; et c'est pour et contre Jung qu'il écrira Totem et Tabou ; c'est Tausk qui précédera en fait Freud dans la théorie du narcissisme ; c'est Grodeck qui le forcera dans la théorie du Ça et la deuxième topique ; c'est de Sabina Spielrein que « vient » le concept de pulsion de destruction qu'au départ Freud « trouvait peu sympathique ». Faut-il en plus rappeler les contributions décisives (le mot est faible) d'Abraham, notamment à la « théorie des stades », ce que Moïse et le Monothéisme doit à un article d'Abraham de 1912 que Freud ne mentionne même pas ou que c'est aussi en fonction des inquiétudes et des expérimentations de Ferenczi que Freud sera amené à reprendre le problème de la conduite et de la fin de la cure ?

Logos

Science moderne et interrogation philosophique

La biologie contemporaine. Faux et vrais problèmes

Le concept de conservation
p. 239
On a depuis longtemps fait remarquer que le vivant équivaut à une machine qui, localement diminue l'entropie ou du moins l'empêche d'augmenter. Certes le vivant meurt à la fin, mais auparavant il crée à sa place une ou plusieurs machines de diminution de l'entropie.

La logique ensembliste ou identitaire

p. 267
Rappelons la définition « naïve » de Cantor : « Un ensemble est une collection en un tout d'ojets définis et distincts de notre intuition [...] ou de notre pensée. Ces objets sont appelés les éléments de l'ensemble. » [...] ce n'est pas malgré mais à cause de ses circularités et de ses « naïvetés » que cette « définition » nous semble fondamentale, car elle correspond admirablement aux opérations essentielles de ce que nous appellerons le légein comme à la fois condition et production de la société, condition produite par ce qu'elle-même conditionne. Légein : choisir-poser-rassembler-dire.

p. 268

Bien que cela reste implicite dans la définition de Cantor [...], il faut pouvoir disposer de l'équivalence opérationnelle : propriété = classe, et cela par les deux bouts : posséder une propriété définit une classe, appartenir à une classe définit une propriété.
Domaine de validité de la logique ensembliste
p. 271
[...] il est [...] évident que lacunarité et non-cohérence ne peuvent apparaître comme telles que lorsque l'on passe du légein au logos plein, discours qui ne connaît aucune limite que celle qui résulte de sa propre nature et de ses propres possibilités, où émerge donc la question ne portant plus sur les seuls faits, mais sur le logos des faits, où donc aussi ne vaut aucun critère autre que celui que le discours trouve dans sa cohérence avec lui-même [...].

Koinônia

Technique

1. Le sens de la technique

Technique, création, et constitution du monde humain
La technique comme création absolue
p. 301
La technique crée « ce que la nature est dans l'impossibilité d'accomplir ». [Aristote]
L'organisation sociale
p. 305
Marx disait déjà que « le mode de collaboration est lui-même une force productive ».
La « neutralité » de la technique
p. 307
Neutralité et liberté de choix [...] n'ont aucun sens ; une telle liberté n'existerait que dans le cas d'une révolution totale, sans précédent dans l'histoire, où la société se poserait explicitement la question de la transformation consciente de sa technologie ; encore se trouverait-elle au départ conditionnée et limitée par la technologie même qu'elle voudrait transformer.

2. Technique et organisation sociale

La thèse marxiste
L'époque contemporaine
p. 311
[...] l'Inde brahmanique ou bouddhique, la Grèce classique ou la communauté juive traditionnelle prisent le savoir infiniment plus que l'Occident contemporain (dont en gros et sociologiquement, l'attitude devant le savoir est celle d'un boutiquier superstitieux qui a trouvé la poule aux œufs d'or), mais ce savoir ni même contenu ni même orientation que le nôtre.

Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d'Aristote à nous

pp. 364-365
La justice distributive concerne le partage, et il n'y a de partage que du « partageable (meriston) à ceux qui participent de la cité ». [...] Il apparaît clairement que la frontière entre le partageable et le non-partageable n'est pas (sauf trivialités) donnée, ni logiquement, ni naturellement, et que c'est là précisément une des questions que la Politique doit résoudre à ses propres frais et sous sa propre responsabilité (sans pouvoir la renvoyer à la logique, à la physique, ou à la métaphysique).

À quoi s'oppose le partageable ou quel est le non-partageable ? Aristote ne le dit pas, mais cela est évident : au participable. Partager, c'est donner en excluant : le partage est distribution/attribution privative/exclusive. Il porte sur ce dont l'attribution à l'un exclut (par la nature des choses ou par la loi) l'attribution à l'autre. Il existe, peut-être, des choses naturelles participables mais non partageables : on serait tenté de dire que la lumière et l'air le sont, mais ce serait faux (taudis et pollution aujourd'hui, et cachots depuis des millénaires). Mais il existe certainement des choses sociales qui sont en tant qu'elles sont participables et non partageables : langue, coutumes, etc. L'« appropriation » de la langue par un individu non seulement n'exclut pas mais implique son « appropriation  par d'autres individus en nombre indéfini. De même, l'« acquisition » de la vertu ne rend pas plus difficile mais plus facile son « acquisition » par les autres.


Cité par Henri Atlan
Essais
Marc Girod