Au cours des années 1870-1914, on assiste au mieux à une stabilisation des inégalités à un niveau extrêmement élevé, et par certains aspects à une spirale inégalitaire sans fin, avec en particulier une concentration de plus en plus forte des patrimoines. Il est bien difficile de dire où aurait mené cette trajectoire sans les chocs économiques et politiques majeurs entraînés par la déflagration de 1914-1918, qui apparaissent à la lumière de l'analyse historique, et avec le recul dont nous disposons aujourd'hui, comme les seules forces menant à la réduction des inégalités depuis la révolution industrielle.
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[La] principale conclusion [de Marx] est ce qu'on peut appeler le « principe d'accumulation infinie », c'est-à-dire la tendance inévitable du capital à s'accumuler et à se concentrer dans des proportions infinies, sans limite naturelle — d'où l'issue apocalyptique prévue par Marx : soit l'on assiste à une baisse tendantielle du taux de rendement du capital (ce qui tue le moteur de l'accumulation et peut conduire les capitalistes à s'entre-déchirer), soit la part du capital dans le revenu national s'accroît indéfiniment (ce qui conduit à plus ou moins brève échéance les travailleurs à s'unir et à se révolter).
pp. 29-30
[U]ne croissance faible ne permet d'équilibrer que faiblement le principle marxiste d'accumulation infinie : il en résulte un équilibre qui n'est pas aussi apocalyptique que celui prévu par Marx, mais qui n'en est pas moins assez perturbant. L'accumulation s'arrête à un point fini, mais ce point peut être extrêmement élevé et déstabilisant.
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De fait il faut attendre le milieu du XXe siècle pour que soient enfin établies les premières séries historiques sur la répartition des revenus, avec la publication en 1953 de l'ouvrage monumental consacré par Kuznets à La Part des hauts revenus dans le revenu et l'épargne
Pour simplifier, dans les pays riches des années 2010, chaque habitant gagne en moyenne de l'ordre de 30 000 euros de revenu annuel, et possède environ 180 000 euros de patrimoine, dont 90 000 euros sous forme d'immobilier d'habitation, et 90 000 euros sous forme d'actions, d'obligations, et autres parts, plans d'épargne ou placements financiers investis dans les entreprises et les administrations,
Par exemple, dans les pays riches des années 2010, on constate que les revenus du capital (profits, intérêts, dividendes, loyers, etc.) gravitent généralement autour de 30 % du revenu national. Avec un rapport patrimoine/revenu de l'ordre de 600 %, cela signifie que le taux de rendement moyen du capital est d'environ 5 %. [30 = 5 % × 600]
La moyenne mondiale, qui correspond approximativement au niveau de la Chine, se situe autour de 600-800 euros par mois.
Sur trente ans, une croissance de 1 % par an correspond à une croissance cumulée de plus de 35 %. Une croissance de 1,5 % par an correspond à une croissance cumulée de plus de 50 %.
[...] lorsque la production par habitant progresse d'environ 35 %-50 % en l'espace de trente ans, cela signifie qu'une très large fraction de la production réalisée aujourd'hui — entre un quart et un tiers — n'existait pas il y a trente ans, et donc qu'entre un quart et un tiers des métiers et des tâches réalisés aujourd'hui n'existaient pas il y a trente ans.Il s'agit d'une différence considérable avec les sociétés du passé, où la croissance était quasi nulle, ou bien d'à peine 0,1% par an, comme au XVIIIe siècle. Une société où la croissance est de 0,1 % ou 0,2 % par an se reproduit quasiment à l'identique d'une génération sur l'autre [...]
Jusqu'en 1971, la livre sterling était subdivisée en 20 shillings valant chacun 12 pence (soit 240 pence par livre). La guinée vaut 21 shillings, soit 1,05 livre. Elle est parfois utilisée dans les discussions courantes, en particulier pour certains tarifs de professions liberales et magasins chic. En France, la livre tournois est également subdivisée en 20 sous et 240 deniers jusqu'à la réforme décimale de 1795. Depuis cette date, le franc est subdivisé en 100 centimes (au XIXe siècle, on continue parfois de nommer « sou » la pièce de 5 centimes). Au XVIIIe siècle, le louis d'or est une pièce valant 20 livres tournois, soit approximativement 1 livre sterling. On utilise également l'écu, qui vaut 3 livres tournois jusqu'en 1795, puis désigne une pièce d'argent valant 5 francs de 1795 à 1878. Si l'on juge par la façon dont les romanciers passent d'une unité à l'autre, il semblerait que les contemporains maîtrisaient parfaitement ces subtilités.
Vers 1860, le prix moyen d'un esclave mâle dans la force de l'âge était d'environ 2 000 dollars, alors que le salaire annuel d'un travailleur agricole libre était de l'ordre de 200 dollars.
Dans le long terme, le rapport capital/revenu β est relié de façon simple et transparente au taux d'épargne s du pays considéré et au taux de croissance g de son revenu national [...]
[...] la hausse des inégalités a eu pour conséquence une quasi-stagnation du pouvoir d'achat des classes populaires et moyennes aux États-Unis, ce qui n'a pu qu'accroître la tendance à un endettement croissant des ménages modestes ; d'autant plus que dans le même temps des crédits de plus en plus faciles et dérégulés leur étaient proposés par des banques et intermédiaires financiers peu scrupuleux, et désireux de trouver de bons rendements pour l'énorme épargne financière injectée dans le système par les catégories aisées.À l'appui de cette thèse, il est important d'insister sur l'ampleur considérable du transfert de revenu national américain — de l'ordre de 15 points de revenu national — qui a eu lieu entre les 90 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches depuis les années 1970. Concrètement si l'on cumule la croissance totale de l'économie américaine au cours des trente années précédant la crise, c'est-à-dire de 1977 à 2007, alors on constate que les 10 % les plus riches se sont appropriés les trois quarts de cette croissance ; à eux seuls, les 1 % les plus riches ont absorbé près de 60 % de la croissance totale du revenu national américain sur cette période ; pour les 90 % restants, le taux de croissance du revenu moyen a été ainsi réduit à moins de 0,5 % par an.
[...] On peut également noter que ce transfert interne entre groupes sociaux (de l'ordre de 15 points de revenu national américain) est près de quatre fois plus important que l'imposant déficit commercial américain pendant les années 2000 (de l'ordre de 4 points de revenu national des États-Unis).
Pendant l'essentiel de l'histoire de l'humanité, le fait majeur est que le taux de rendement du capital a toujours été au moins dix ou vingt fois supérieur au taux de croissance de la production et du revenu [r > g].
p. 564-565
[...] on observe que les chocs fiscaux et non fiscaux du XXe siècle ont conduit pour la première fois dans l'histoire le rendement net du capital à passer au-dessous du taux de croissance. Par une conjonction de facteurs (destructions liées aux guerres, politiques fiscales progressives entraînées par les chocs des années 1914-1945, croissance exceptionnelle des Trente Glorieuses), cette situation inhabituelle eu égard à l'histoire s'est prolongée pendant tout un siècle. Tout laisse à penser qu'elle est sur le point de prendre fin.
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Pour résumer : on voit donc que l'inégalité r > g correspond certes à une réalité historique incontestable — vérifiée jusqu'au premier conflit mondial, et sans doute de nouveau au XXIe siècle —, mais qu'il s'agit d'une réalité sociale et politique qui dépend pour une large part des chocs subis par les patrimoines, ainsi que des politiques publiques et des institutions mises en place pour réguler le rapport capital-travail.
[...] une conclusion apparaît d'ores et déjà clairement : il serait illusoire d'imaginer qu'il existe dans la structure de la croissance moderne, ou dans les lois de l'économie de marché, des forces de convergence menant naturellement à une réduction naturelle des inégalités patrimoniales ou à une harmonieuse stabilisation.
p. 630
Il s'agit là de l'explication centrale pour le niveau exceptionnellement bas du flux successorial dans les décennies de l'après-Seconde Guerre mondiale : les personnes qui auraient dû hériter dans les années 1950-1960 n'ont pas grand-chose à hériter, car leurs parents n'ont pas eu le temps de se remettre des chocs des décennies précédentes et meurent avec peu de patrimoine.
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En particulier, lorsque la croissance est faible et que le rendement du capital est nettement supérieur au taux de croissance, il est presque inévitable — tout du moins dans les modèles dynamiques les plus plausibles — que la concentration patrimoniale tende vers des niveaux tels que les hauts revenus du capital hérité dominent largement les hauts revenus du travail.
De façon générale, le fait central est que le rendement du capital mélange de manière souvent indissociable des éléments relevant d'un véritable travail entrepreneurial (force absolument indispensable au développement économique), d'autres qui relèvent de la chance à l'état brut (on est là au bon moment pour racheter un actif prometteur à un bon prix), et d'autres enfin qui s'apparentent au vol pur et simple.
À l'échelle de l'Europe, ce sont les pays les plus riches et les plus productifs qui ont les impôts les plus élevés (entre 50 % et 60 % du revenu national en Suède et au Danemark) et les pays les plus pauvres et les moins développés qui ont les impôts les plus faibles (à peine plus de 30 % du revenu national en Bulgarie et en Roumanie).
[Taxation trends in the European Union, Tableau S13.1. Les taux de prélèvements obligatoires dans les pays riches, 1870-2010 (séries utilisées pour le graphique 13.1)]
L'impôt n'est pas une question technique. Il s'agit d'une question éminemment politique et philosophique [...] Sans impôts, il ne peut exister de destin commun et de capacité collective à agir.
[...] le patrimoine moyen des 535 membres du Congrès américain serait supérieur à 15 millions de dollars en 2012. [...] le patrimoine moyen des 30 ministres et secrétaires d'État [du gouvernement français] serait actuellement de l'ordre de 1 million d'euros.
Comme nous l'avons déjà noté, il existe d'ores et déjà de nombreux secteurs d'activité, dans l'éducation, la santé, la culture, les médias, où les formes dominantes d'organisation et de propriété n'ont pas grand chose à voir avec les deux paradigmes polaires du capital purement privé (avec le modèle de la société par actions, entièrement aux mains de ses actionnaires) ou du capital purement public (avec une logique également top/down, où l'administration déciderait souverainement de l'investissement à réaliser). Il existe évidemment de nombreux modes d'organisation intermédiaire permettant d'utiliser de façon utile les informations et les compétences de chacun. Le marché et le vote ne sont que deux façons d'organiser les décisions collectives : de nouvelles formes d'organisation et de gouvernance sont à inventer.
p. 939
[...] l'enjeu le plus important pour l'action collective concerne la publication de comptes détaillés des sociétés privées (comme d'ailleurs des administrations publiques), qui sous leur forme publique actuelle sont tout à fait insuffisants pour permettre aux salariés ou aux simples citoyens de se faire une opinion sur les choix en cours, et a fortiori d'intervenir dans les décisions.
Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s'accroît la production. Le passé dévore l'avenir.