Feu le monde bourgeois
Nadine Gordimer, The Late Bourgeois World, 1966
Traduction de Pierre Boyer
Plon 1993
Génial, très sobre.
- Liz Van den Sandts
- Max, son ex-mari qui vient de se suicider
- Graham, son amant, avocat
- Bobo, son fils
- Luke, le militant du PAC qui lui demande un service illégal
- p. 56
-
Sclérose morale ; Seigneur Dieu.
Après tout ce temps, cette stupide expression me met encore
mal à l'aise, un malaise qui se trahit par un sourire :
en m'arrêtant devant le gant levé du policier
qui règle la circulation le samedi au coin de ma rue,
je me rendis compte qu'il renvoyait son sourire
à la femme assise derrière son pare-brise,
comme on répond à une avance inattendue
mais nullement importune pour autant.
- p. 86
-
Je ne sais pas si Max m'aimait.
Il avait envie de faire l'amour avec moi bien sûr.
Et il avait envie de me plaire—non, il avait envie de mon
approbation, de mon admiration pour tout ce qu'il faisait.
Tout cela passe pour des définitions de l'amour :
je peux en concevoir d'autres, ni plus ni moins acceptables.
Cette histoire qui consisterait à vivre l'un pour l'autre,
dont on parle beaucoup,
cela peut aussi bien vouloir dire vivre
pour se regarder dans les yeux de l'autre.
Quelque chose maintient deux personnes ensemble ;
j'hésiterais à aller plus loin. « Amour » :
c'était le mot qu'on m'avait donné pour désigner cela,
mais je ne suis pas sûre qu'il soit toujours approprié à mon expérience.
Quelqu'un a aussi donné ce mot à Bobo ;
n'avait-il pas dit :
« Je regrette de ne pas l'avoir aimé » ?
Que voulait-il dire ?
Voulait-il dire qu'il n'avait pas besoin de son père ?
Ou qu'il n'avait pas empêché son père de mourir ?
J'avais envie de faire l'amour avec Max,
et j'avais envie de lui donner l'approbation dont il avait besoin,
j'avais envie de lui faire plaisir.
Mais il ne s'agissait pas de regarder son mari
monter d'un cran dans l'échelle des salaires.
Ce dont j'avais envie, c'était de lui
voir faire ce qu'il fallait pour que je puisse l'aimer.
Était-ce cela l'amour?
- p. 90
-
Felicity allait et venait, discrète avec ostentation.
- p. 129
-
Je pris le livre que j'avais lu au lit ce matin-là.
Depuis le moment où je m'étais arrêtée au milieu de la page
que marquait une fiche de teinturerie,
il y avait eu la mort de Max ;
le livre me paraissait différent,
je ne peux pas dire pourquoi—il rendait un son
tout à fait différent, dans cet espace intérieur
où l'on entend la voix d'un écrivain
derrière le sens ordinaire des mots.
- p. 166
-
Luke sait ce qu'il veut, et il sait de qui l'obtenir.
Il a raison bien entendu.
Une femme blanche compatissante n'a rien à lui
offrir—excepté la situation dont elle bénéficie
dans la bonne vieille Réserve blanche des banques et des privilèges.
Et en échange, il vient avec dans ses habits
l'odeur de la fumée des braseros.
Oh oui, il est bien possible que nous fassions l'amour
la prochaine fois ou quelque autre fois.
Ça fait partie du marché. Et c'est honnête.
Ça aussi, comme sa vanité, comme ses mensonges,
comme les prêts qu'il ne rembourse pas :
c'est tout ce qu'il a à m'offrir.
Il vaudrait mieux que je l'accepte avec reconnaissance,
parce que alors, nous ne nous devrons plus rien,
chacun aura donné ce qu'il a, et aucun de nous deux
ne mérite de reproches si l'un a plus à donner que l'autre.
Et puis, peut-être que je le souhaite. Je ne sais pas.
Ce serait peut-être mieux que ce que j'ai eu—ou reçu
de naissance. Peut-être cela me conviendrait-il mieux maintenant.
Qui dira que cela ne devrait pas s'appeler de l'amour ?
On ne peut faire plus que de donner ce que l'on a.
- [Fin] p. 167
-
Il y a maintenant longtemps que je suis éveillée.
Je n'ai pas l'heure dans la chambre depuis que le réveil de voyage,
le réveil rouge que m'avait donné Bobo, s'est détraqué,
mais les battements de mon cœur, lents, réguliers,
me répètent comme une horloge :
la peur, la vie, la peur, la vie, la peur, la vie...
Romans