« C'est sinistre de voir clair », pensa Daniel. C'était comme ça qu'il imaginait l'enfer : un regard qui percerait tout, on verrait jusqu'au bout du monde — jusqu'au fond de soi.
p. 198
Il était possédé par un désir énorme et disgracié : violer cette conscience, s'abîmer avec elle dans l'humilité. Mais ça n'était pas du sadisme : c'était plus tâtonnant et plus humide, plus charnel. C'était de la bonté.
p. 214
Le barman [...] s'était réveillé, il était un peu trop barman, il secouait le shaker, l'ouvrait, faisait couler une mousse jaune dans les verres avec des gestes d'une précision légèrement superflue : il jouait au barman.
Il dit : c'est que je ne sais pas lire. Tous ces gens qui dormaient en savaient plus que lui ; ils avaient lu le journal, ils savaient pourquoi on allait faire la guerre. Et lui, il était tout seul dans la nuit, tout seul et tout petit, il ne savait rien, il ne comprenait rien, c'était comme s'il allait mourir. Et puis il sentit le journal sous ses doigts. C'était écrit là. Ils avaient tout écrit : la guerre, le temps qu'il ferait demain, le prix des choses, les heures des trains. Il déplia le journal et regarda. Il vit des milliers de petites tâches noires, ça ressemblait aux rouleaux des orgues de Barbarie, avec ces trous dans le papier qui font du bruit quand on tourne la manivelle. Quand on regardait longtemps, ça donnait le tournis. Il y avait une photo, aussi : un homme propret et bien peigné qui riait. Il laissa tomber le journal et se mit à pleurer.
Je ne suis rien, je n'ai rien. Aussi inséparable du monde que la lumière, glissant à la surface des pierres et de l'eau, sans que rien, jamais, ne m'accroche ou ne m'ensable. Dehors. Dehors. Hors du monde, hors du passé, hors de moi-même : la liberté c'est l'exil et je suis condamné à être libre.
— Quelle foule !
Daladier regarda à son tour ; il parla pour la première fois depuis leur départ de Munich :
— Ils sont venus pour me casser la gueule.
Léger ne protesta pas. Daladier haussa les épaules :
— Je les comprends.
— Tout dépend du service d'ordre, dit Léger en soupirant. [...]
L'avion s'était posé. Daladier sortit péniblement de la carlingue et mit le pied sur l'échelle ; il était blême. Il y eut une clameur énorme et les gens se mirent à courir, crevant le cordon de police, emportant les barrières ; [...] ils criaient : « Vive la France ! Vive l'Angleterre ! Vive la paix ! » ils portaient des drapeaux et des bouquets. Daladier s'était arrêté sur le premier échelon ; il les regardait avec stupeur. Il se retourna vers Léger et dit entre ses dents :
— Les cons !
« Schneider, dit-il sans élever la voix, il n'est pas impossible que le Politbureau ait sombré tout entier dans la folie. Mais à ce compte-là, il n'est pas impossible non plus que le toit de ce préau te tombe sur la tête ; pourtant tu ne passes pas ta vie à surveiller le plafond. [...]pp. 339-341
Autrement dit, je sais qu'il y a des lois historiques et que, en vertu de ces lois, le pays des travailleurs et les prolétariats européens ont des intérêts identiques. Je n'y pense pas souvent d'ailleurs, pas plus que tu ne penses aux fondations de ta maison : c'est le plancher sous mes pieds, c'est le toit sur ma tête, c'est une certitude qui me porte et m'abrite et me permet de poursuivre les objectifs concrets que la Parti m'assigne.
« — Est-ce que c'est ma faute, demande Brunet violemment, si les Français sont des salauds qui n'ont ni ressort ni courage ?
Est-ce que c'est ma faute si... »
Schneider se redresse et lui coupe la parole [...]
« Tu es... tu es toujours... C'est toi le salaud, crie-t-il, c'est toi ! C'est facile de prendre des supériorités quand on a un parti derrière soi ; quand on a une culture politique et l'habitude des coups durs, c'est facile de mépriser les pauvres gars qui sont dans le cirage. » [...]
« En voilà un !un de ces salauds qui n'ont ni ressort ni courage. Un type comme moi, comme Moûlu, comme nous tous ; pas comme toi, bien sûr. C'est vrai qu'il est devenu un salaud, c'est vrai, c'est tellement vrai qu'il en est persuadé lui-même. Seulement je l'ai vu à Toul, moi, en septembre, il avait horreur de la guerre, mais il prenait sur lui parce qu'il croyait avoir des raisons de se battre et je te jure que ce n'était pas un salaud et... et voilà ce que tu as fait de lui. [...] Ce pauvre gars qui s'imaginait partir pour la croisade du Droit et de la Justice, vous voulez le persuader qu'il s'est laissé embarquer par étourderie dans une guerre capitaliste ; il ne sait plus ce qu'il veut, il ne reconnaît plus ce qu'il a fait. [...] vous lui avez foutu la mort dans l'âme. »