Cette femme vive et malicieuse mais froide pensait droit et mal, parce que son mari pensait bien et de travers ; parce qu'il était menteur et crédule, elle doutait de tout : « Ils prétendent que la terre tourne ; qu'est-ce qu'ils en savent ? »
Elle ne voyait personne, ayant trop de fierté pour briguer la première place, trop de vanité pour se contenter de la seconde.p. 14
Il lui fit quatre enfants par surprise [...]p. 15
Anne-Marie, la fille cadette, passa son enfance sur une chaise. On lui apprit à s'ennuyer, à se tenir droite, à coudre. Elle avait des dons : on crut distingué de les laisser en friche ; de l'éclat : on prit soin de le lui cacher. Ces bourgeois modestes et fiers jugeaient la beauté au-dessus de leurs moyens ou au-dessous de leur condition ; ils la permettaient aux marquises et aux putains. [...]p. 17
Cinquante ans plus tard, en feuilletant un album de famille, Anne-Marie s'aperçut qu'elle avait été belle.
Mais l'insolent trépas de mon père avait désobligé les Schweitzer : il ressemblait trop à une répudiation. [...]pp. 18-19
Anne-Marie, glacée de reconnaissance, devinait le blâme sous les bons procédés [...]
La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté.[...] Faire des enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité ! Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m'eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge [...] j'ai laissé derrière moi un jeune mort qui n'eut pas le temps d'être mon père et qui pourrait être, aujourd'hui, mon fils. Fut-ce un mal ou un bien ? Je ne sais ; mais je souscris volontiers au verdict d'un éminent psychanalyste : je n'ai pas de Sur-moi.
Ce n'est pas tout de mourir : il faut mourir à temps. Plus tard, je me fusse senti coupable ; un orphelin conscient se donne tort [...] Mon père avait eu la galanterie de mourir à ses torts [...]
Plus tard, j'ai hérité de livres qui lui avaient appartenu : un ouvrage de Le Dantec sur l'avenir de la science, un autre de Weber, intitulé : Vers le positivisme par l'idéalisme absolu. Il avait de mauvaises lectures comme tous ses contemporains.p. 20
Commander, obéir, c'est tout un.p. 22
[...] un mort avait versé les quelques gouttes de sperme qui font le prix ordinaire d'un enfant [...]p. 25
[...] ni l'une ni l'autre ne pratiquent mais la foi des autres les dispose à l'extase musicale ; elles croient en Dieu le temps de goûter une toccata.p. 30
Je traite les inférieurs en égaux : c'est un pieux mensonge que je leur fais pour les rendre heureux et dont il convient qu'ils soient dupes jusqu'à un certain point. [...] Dans ce monde en ordre il y a des pauvres. Il y a aussi des moutons à cinq pattes, des sœurs siamoises, des accidents de chemin de fer : ces anomalies ne sont la faute de personne. Les bons pauvres ne savent pas que leur office est d'exercer notre générosité ; ce sont des pauvres honteux, ils rasent les murs ; [...] Je sais qu'ils manquent du nécessaire et il me plaît d'être leur superflu.pp. 35-36
J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. [...] j'assistais chaque jour à des cérémonies dont le sens m'échappait : mon grand-père — si maladroit, d'habitude, que ma mère lui boutonnait ses gants — maniait ces objets culturels avec une dextérité d'officiant. Je l'ai vu mille fois se lever d'un air absent, faire le tour de sa table, traverser la pièce en deux enjambées, prendre un volume sans hésiter, sans se donner le temps de choisir, le feuilleter en regagnant son fauteuil, par un mouvement combiné du pouce et de l'index puis, à peine assis, l'ouvrir d'un coup sec « à la bonne page » en le faisant craquer comme un soulier.pp. 40-41
Quant à l'histoire, elle s'était endimanchée : le bûcheron, la bûcheronne et leurs filles, la fée, toutes ces petites gens, nos semblables, avaient pris de la majesté ; on parlait de leurs guenilles avec magnificence, les mots déteignaient sur les choses, transformant les actions en rites et les événements en cérémonies.p. 59
Ce que je viens d'écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu'on écrit sur les fous, sur les hommes. J'ai rapporté les faits avec autant d'exactitude que ma mémoire le permettait. Mais jusqu'à quel point croyais-je à mon délire ? C'est la question fondamentale et pourtant je n'en décide pas. J'ai vu par la suite qu'on pouvait tout connaître de nos affections hormis leur force, c'est-à-dire leur sincérité. [...] Je vivais au-dessus de mon âge comme on vit au-dessus de ses moyens [...]pp. 66-67
[...] leur turbulence me fatiguait et je trouvais distingué de m'ennuyer auprès de M. Barrault pendant qu'ils jouaient aux barres.p. 68[...] Les grandes personnes doivent être laides, ridées, incommodes ; quand elles me prenaient dans leurs bras, il ne me déplaisait pas d'avoir un léger dégoût à surmonter : c'était la preuve que la vertu n'était pas facile.
je savais très bien qui on appelait « père Untel » dans ma famille : les jardiniers, les facteurs, le père de la bonne, bref les vieux pauvres. Quelqu'un voyait M. Barrault, l'instituteur, le collègue de mon grand-père, sous l'aspect d'un vieux pauvre.pp. 69-70
Quand je rapportais ses doléances, mon grand-père se mettait à rire : elle était bien trop laide pour qu'un homme voulût d'elle. Je ne riais pas : on pouvait naître condamné ? En ce cas on m'avait menti : l'ordre du monde cachait d'intolérables désordres. [...] Charles Schweitzer me trouva des professeurs plus décents. Si décents que je les ai tous oubliés.p. 72
J'étais préparé à admettre — si seulement j'eusse été en âge de les comprendre — toutes les maximes de droite qu'un vieil homme de gauche m'enseignait par ses conduites : que la Vérité et la Fable sont une même chose, qu'il faut jouer la passion pour la ressentir, que l'homme est un être de cérémonie.
Pourtant, sans mots, sans forme ni consistance, diluée dans cette innocente transparence, une transparente certitude gâchait tout : j'étais un imposteur. Comment jouer la comédie sans savoir qu'on la joue ?p. 73
Mais si jamais Jean-Baptiste Sartre avait connu ma destination, il en avait emporté le secret ; ma mère se rappelait seulement qu'il avait dit : « Mon fils n'entrera pas dans la Marine. » Faute de renseignements plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j'étais venu foutre sur terre.pp. 75-76
Naturellement j'étais fort capable, quand on m'interrogeait, de faire connaître mes préférences et même de les affirmer ; mais, dans la solitude, elles m'échappaient : loin de les constater, il fallait les tenir et les pousser, leur insuffler la vie ; je n'étais même plus sûr de préférer le filet de bœuf au rôti de veau.pp. 76-77
[...] mon grand-père, du haut de sa gloire, laissa tomber un verdict qui me frappa au cœur : « Il y a quelqu'un qui manque ici : c'est Simonnot. » [...] les invités disparurent ; au centre d'un anneau tumultueux, je vis une colonne : M. Simonnot lui-même, absent en chair et en os. Cette absence prodigieuse le transfigura. Il s'en fallait de beaucoup que l'Institut fût au complet : certains élèves étaient malades, d'autres s'étaient fait excuser ; mais il ne s'agissait là que de faits accidentels et négligeables. Seul, M. Simonnot manquait. Il avait suffi de prononcer son nom : dans cette salle bondée, le vide s'était enfoncé comme un couteau. [...] la présence charnelle est toujours excédentaire. Vierge, réduit à la pureté d'une essence négative, il gardait la transparence incompressible du diamant.pp. 80-81
[...] je ne sentis rien. Rien non plus quand nous suivîmes le corbillard jusqu'au cimetière. La mort brillait par son absence [...] j'étais condamné, d'une seconde à l'autre on pouvait appliquer la sentence. Je la refusais, pourtant, de toutes mes forces, non que mon existence me fût chère mais, tout au contraire, parce que je n'y tenais pas : plus absurde est la vie, moins supportable la mort.p. 82
Sept ou huit ans après le ministère Combes, l'incroyance déclarée gardait la violence et le débraillé de la passion ; un athée, c'était un original, un furieux [...], un maniaque de Dieu qui voyait partout Son absence [...]pp. 90-91
Je disparus, j'allai grimacer devant une glace. [...] je me précipitais dans l'humilité pour esquiver l'humiliation [...]p. 98
[...] je suis un petit-fils de la défaite. Matérialiste convaincu, mon idéalisme épique compensera jusqu'à ma mort un affront que je n'ai pas subi, une honte dont je n'ai pas souffert, la perte de deux provinces qui nous sont revenues depuis longtemps.pp. 100-101
A feu mon père, à mon grand-père, familiers des deuxièmes balcons, la hiérarchie sociale du théâtre avait donné le goût du cérémonial : quand beaucoup d'hommes sont ensemble, il faut les séparer par des rites ou bien ils se massacrent. Le cinéma prouvait le contraire [...] Je pris en dégoût les cérémonies, j'adorai les foules ; j'en ai vu de tout e sorte mais je n'ai retrouvé cette nudité, cette présence sans recul de chacun à tous, ce rêve éveillé, cette conscience obscure du danger d'être homme qu'en 1940, dans le Stalag XII D.
Boussenard et Jules Verne ne perdent pas une occasion d'instruire : aux instants les plus critiques, ils coupent le fil du récit pour se lancer dans la description d'une plante vénéneuse, d'un habitat indigène. Lecteur, je sautais ces passages didactiques ; auteur, j'en bourrai mes romans [...]p. 123
À cette époque, l'Occident mourait d'asphyxie : c'est ce qu'on appela « douceur de vivre ».p. 126
Je commençais à me découvrir. Je n'étais presque rien, tout au plus une activité sans contenu, mais il n'en fallait pas davantage. J'échappais à la comédie : je ne travaillais pas encore mais déjà je ne jouais plus, le menteur trouvait sa vérité dans l'élaboration de ses mensonges. Je suis né de l'écriture [...]p. 140
Or voici qu'on m'avait sondé et que la sonde avait rencontré le roc ; j'étais écrivain comme Charles Schweitzer était grand-père : de naissance et pour toujours.p. 159
Ce tour de passe-passe réussit : j'ensevelis la mort dans le linceul de la gloire, je ne pensai plus qu'à celle-ci, jamais à celle-là, sans m'aviser que les deux n'étaient qu'une.p. 162
[...] je choisis pour avenir un passé de grand mort et j'essayai de vivre à l'envers. Entre neuf et dix ans, je devins tout à fait posthume.p. 163
[...] vous ne pourrez vous défendre d'apprécier sa conduite à la lumière de résultats qui n'étaient pas prévisibles et de renseignements qu'il ne possédait pas, ni de donner une solennité particulière à des événements dont les effets plus tard l'ont marqué mais qu'il a vécus négligemment. Voilà le mirage : l'avenir plus réel que le présent. Cela n'étonnera pas : dans une vie terminée, c'est la fin qu'on tient pour la vérité du commencement.[...] Dans les salons d'Arras, un jeune avocat froid et minaudier porte sa tête sous son bras parce qu'il est feu Robespierre, cette tête dégoutte de sang mais ne tache pas le tapis ; pas un des convives ne la remarque et nous ne voyons qu'elle.