Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques
Marcel Mauss
In L'Année Sociologique, seconde série, 1923-1924
Mot-clé : potlatch.
Quelle est la règle de droit et d'intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ?
[...] du nom chinook [...]
Nous proposons de réserver [ce] nom à ce genre d'institution [...] : prestations totales de type agonistique.
M. Holmes remarque finnement que les deux langages, l'un papou, l'autre mélanésien, des tribus qu'il connaît à l'embouchure de la Finke (Toaripi et Namau), n'ont qu'« un seul terme pour désigner l'achat et la vente, le prêt et l'emprunt ».
Ce principe de l'échange-don a dû être celui des sociétés qui ont dépassé la phase de la « prestation totale » (de clan à clan, et de famille à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l'argent, à la vente proprement dite et surtout à la notion de prix estimé en monnaie pesée et titrée.
Tous les faits précédents ont été recueillis dans ce domaine qu'on appelle celui de l'Ethnographie. De plus, ils sont localisés dans les sociétés qui peuplent les bords du Pacifique. On se sert d'ordinaire de ce genre de faits à titre de curiosités ou, à la rigueur, de comparaison, pour mesurer de combien nos sociétés s'écartent ou se rapprochent de ces genres d'institutions qu'on appelle « primitives ».
Cependant, ils ont une valeur sociologique générale, puisqu'ils nous permettent de comprendre un moment de l'évolution sociale. Mais il y a plus. Ils ont encore une portée en histoire sociale. Des institutions de ce type ont réellement fourni la transition vers nos formes, nos formes à nous, de droit et d'économie. Elles peuvent servir à expliquer historiquement nos propres sociétés.
Nous vivons dans des sociétés qui distinguent fortement [...] les droits réels et les droits personnels, les personnes et les choses. Cette séparation est fondamentale : elle constitue la condition même d'une partie de notre système de propriété, d'aliénation et d'échange. Or, elle est étrangère au droit que nous venons d'étudier. [...] Celles-ci n'ont-elles pas passé par une phase antérieure, où elles n'avaient pas cette mentalité froide et calculatrice ? N'ont-elles pas pratiqué même ces usages du don échangé où fusionnent personnes et choses ?
Certes, le contrat le plus ancien du droit romain, le nexum, est détaché déjà du fond des contrats collectifs et détaché aussi du système des anciens dons qui engagent. [...]À l'origine, sûrement, les choses elles-mêmes avaient une personnalité et une vertu.
Les choses ne sont pas les êtres inertes que le droit de Justinien et nos droits entendent. D'abord elles font partie de la famille : la familia romaine comprend les res et non pas seulement les personnes. [...]
De plus, les choses étaient de deux sortes. On distinguait entre la familia et la pecunia, entre les choses de la maison (esclaves, chevaux, mulets, ânes) et le bétail qui vit aux champs loin des étables. Et on distinguait aussi entre les res mancipi et les res nec mancipi, suivant les formes de vente. Pour les unes, qui constituent les choses précieuses, y compris les immeubles et même les enfants, il ne peut y avoir aliénation que suivant les formules de la mancipatio, de la prise (capere) en mains (manu).
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Ensuite, la res n'a pas dû être, à l'origine, la chose brute et seulement tangible, l'objet simple et passif de transaction qu'elle est devenue. Il semble que l'étymologie la meilleure est celle qui compare avec le mot sanscrit rah, ratih, don, cadeau, chose agréable. La res a dû être, avant tout, ce qui fait plaisir à quelqu'un d'autre.
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Vendere, originairement venumdare, est un mot composé de type archaïque préhistorique. Sans aucun doute il comprend nettement un élément dare, qui rappelle le don et la transmission. Pour l'autre élément, il semble bien emprunter un terme indo-européen qui signifiait déjà non pas la vente, mais le prix de vente [...], sanskrit vasnah.
Ce sont justement les Romains et les Grecs, qui, peut-être à la suite des Sémites du Nord et de l'Ouest, ont inventé la distinction des droits personnels et des droits réels, séparé la vente du don et de l'échange, isolé l'obligation morale et le contrat, et surtout conçu la différence qu'il y a entre des rites, des droits et des intérêts. Ce sont eux qui, par une véritable, grande et vénérable révolution ont dépassé toute cette moralité vieillie et cette économie du don trop chanceuse, trop dispendieuse et trop somptuaire, encombrée de considérations de personnes, incompatible avec un développement du marché, du commerce et de la production, et au fond, à l'époque, anti-économique.
Les codes et les livres épiques qui les valent en autorité ont été rédigés par les brahmanes et, on peut le dire, sinon pour eux, du moins à leur profit à l'époque même de leur triomphe. [...] Ce n'est donc que par un effort de reconstitution, à l'aide des nombreux aveux qu'ils contiennent, que nous pouvons entrevoir ce qu'étaient le droit et l'économie des deux autres castes, ksatriya et vaiçya.
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C'est que le lien que le don établit entre le donateur et le donataire est trop fort pour les deux. [...] C'est pourquoi le brahmane ne doit pas « accepter » et encore moins solliciter du roi.
Le danger que représente la chose donnée ou transmise n'est sans doute nulle part mieux senti que dans le très ancien droit et les très anciennes langues germaniques. Cela explique le sens double du mot gift dans l'ensemble de ces langues, don d'une part, poison de l'autre.
L'homme œconomicus n'est pas derrière nous, il est devant nous ; comme l'homme de la morale et du devoir ; comme l'homme de la science et de la raison.